La féminité dans Rosas danst Rosas

Publié le 21.06.2017, 12:14

À bien des égards, Rosas danst Rosas est l’une des pièces les plus emblématiques de l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. Créé en 1983, ce spectacle amplifiait le langage dont la chorégraphe avait posé les bases un an plus tôt dans Fase[1], premier jalon d’un long parcours artistique. Les deux pièces ont ceci en commun qu’elles se basent sur une transformation de mouvements minimaux et répétitifs, plutôt abstraits, combinés avec une forte rigidité structurelle. En un saisissant contraste, pourtant, la chorégraphie révèle l’engagement physique des danseuses jusqu’à leur complet épuisement. L’intensité de la tension corporelle résiste à la logique de l’écriture, logique implacable et presque mathématisée. Par ailleurs, l’espace scénique est découpé selon des motifs géométriques — précoce signature des spectacles de la chorégraphe, qui demeurera sienne jusqu’à aujourd’hui.

Inspiré en partie par le vocabulaire de Fase, Rosas danst Rosas s’en distingue par l’introduction de mouvements triviaux issus de la vie quotidienne : s’allonger, s’asseoir, courir, tourner… La structure dramaturgique, de manière comparable, s’appuie sur les rituels de la journée : « dormir » (dans le premier mouvement) ou « travailler » (dans le deuxième). On pourrait citer bien d’autres exemples de petits gestes intégrés au lexique du spectacle, comme s’accouder, s’affaisser sur une chaise, croiser les jambes… — autant de mouvements que le spectateur identifie immédiatement mais que l’étrange séquençage auxquels ils sont soumis arrache à leur quotidienneté. Rosas danst Rosas déploie en outre un vocabulaire délibérément prélevé sur le versant féminin, pour son adéquation au corps des femmes. L’image d’une « femme forte » dégagée par ce spectacle a contribué à en faire dès sa création une sorte d’étendard du courant féministe au sein de la danse post-moderne. Interrogée à ce sujet, De Keersmaeker a quant à elle toujours rejeté résolument cette interprétation : « Nous n’avons jamais eu l’intention d’adopter une position globale ou d’éditer un manifeste. » Et, faisant allusion au titre de la pièce : « Nous nous ‘dansions nous-mêmes’, en nous ancrant dans notre propre expérience. J’ai bien du mal à généraliser cette expérience ou à admettre qu’elle soit idéologiquement récupérée. » Rosas danst Rosas, en effet, ne valorise pas le général. Contrairement aux apparences, l’uniformisation des mouvements n’empêche pas que se crée un espace personnel autour de chaque danseuse. Ceci concerne bien entendu les solos du troisième mouvement, mais l’individualisation affleure même dans les passages strictement répétitifs. « La distinction du ‘même’ et de ‘l’autre’ est l’enjeu crucial de ce spectacle », affirme De Keersmaeker. En d’autres termes, la répétition obstinée de quelques gestes simples convoque inévitablement le spectateur à repérer les différences entre les danseuses et à apprécier la singularité de leurs interprétations. La tenue de scène est calibrée pour le même effet : on pourrait presque parler d’un « uniforme », que chaque danseuse porte néanmoins selon son caractère propre.

Outre son refus d’indexer sa recherche artistique à des généralisations idéologiques, la chorégraphe rechignait pour de tout autres raisons à accrocher le label féministe à Rosas danst Rosas : « Au début des années 1980, le féminisme revêtait à mes yeux un caractère pamphlétaire, il dégageait une dureté. La seule façon de s’imposer comme femme était de « jouer au petit mec », de manier la bravade et d’arborer une certaine raideur. On se battait moins pour valoriser égalitairement les traits typiquement féminins que pour les nier. Enfin, je n’admettais pas que Rosas danst Rosas soit désigné comme emblème féministe du fait même de son minimalisme. À l’époque, en effet ce minimalisme était facilement associé à la réserve, la sévérité et la froideur. » Si le lien entre danse minimaliste et féminisme dur apparaît dans les discours au début des années 80, il témoigne d’une problématique bien antérieure à Rosas danst Rosas. Aucune chorégraphie ne peut être réduite à son contenu social, mais aucune ne s’affranchit totalement du contexte dans lequel elle a émergé. Près de quatre-vingts ans avant la création de Rosas danst Rosas, au passage du XIXe au XXe siècle, certaines femmes avaient déjà voulu s’approprier l’art de la danse, après une longue période dominée par des chorégraphes hommes, qui façonnaient leurs ballerines selon les normes victoriennes. Au moment même où les suffragettes revendiquaient le droit de vote pour les femmes, Isadora Duncan et Loie Fuller s’emparaient de la scène pour y danser leurs propres créations. Vêtues de costumes qui libéraient leurs mouvements, elles s’autorisaient à mettre leur corps en avant et conquéraient la liberté d’exposer leur sensualité. La danse moderne rompait avec l’image de la sylphide virginale, d’allure quasi immatérielle. Plus tard, la force et l’indépendance des héroïnes mythiques de Martha Graham ont contribué à faire rayonner la même rébellion. Mais avec la deuxième vague féministe des années 1960 et 1970, le noyau dur de la pensée féministe s’est déplacé. Les tentatives de donner forme à la féminité se sont exaspérées, conformément à l’époque, au risque de réduire la femme à un objet de désir plutôt que de la libérer. En prenant appui sur l’héritage de Merce Cunningham, des chorégraphes comme Yvonne Rainer et Lucinda Childs ont alors préféré valoriser, plutôt que la volupté du corps selon Duncan ou les tourments du corps selon Graham, l’axe de la netteté conceptuelle. Dans cet épisode post-moderne, le débat sur le genre n’était pas prioritaire. Rainer et Childs ont introduit un formalisme abstrait, la possibilité d’une réflexion créative, intellectuelle et formelle désormais exigée par les femmes.

Si elle n’a jamais nié sa dette envers la minimal dance de Lucinda Childs, Yvonne Rainer et Trisha Brown, Anne Teresa De Keersmaeker a pourtant fait remarquer qu’elle n’avait pas encore éprouvé cette influence à l’époque de Rosas danst Rosas. Elle prenait plus volontiers Pina Bausch en modèle, dont les spectacles restaient à l’écart de la sensibilité américaine et creusaient la veine expressionniste allemande. « De mon point de vue, la polarité masculin/féminin est un des axes essentiels du travail de Pina ». Rien de surprenant, donc, à ce que De Keersmaeker n’ait pas tenu à associer l’idéologie féministe, en pleine ascension, au minimalisme et au formalisme de Rosas danst Rosas.

Sur bien des plans, ce spectacle prend d’ailleurs ses distances avec la réserve ordinairement associée à la danse conceptuelle, où il est d’usage de dissimuler l’effort autant que le plaisir de l’acte de danser. Ici, tout au long du processus du spectacle, le spectateur est convoqué à être témoin d’un plaisir et d’un épuisement toujours plus intenses — voire d’un plaisir de l’épuisement comme tel. Cela explique l’impact de cette œuvre dès sa création, et le succès qu’elle rencontre encore aujourd’hui. Si Rosas danst Rosas a marqué l’histoire de la danse, c’est dû pour une large part à cette nouvelle façon de traiter la présence scénique des danseuses. De Keersmaeker, pour dire bref, a su synthétiser l’attrait pour le formalisme et le concept avec un lexique dansé explorant ostensiblement le registre du féminin. Elle-même décrit son spectacle en ces termes : « Vous avez d’une part un minimalisme et un conceptualisme consentis et assumés, qui créent une distanciation ; d’autre part, un investissement physique spécifiquement féminin qui ne touche en aucune manière à l’exhibitionnisme, mais revendique tout simplement le droit d’être. Rosas danst Rosas célèbre la féminité sans la nier par la masculinisation, et sans en faire un objet d’exploitation. »

Comme nous le disions plus haut, l’axe de lecture féministe n’est qu’une des nombreuses approches possibles de Rosas danst Rosas. Mais lorsqu’aujourd’hui Chimamanda Ngozi Adichie écrit dans un essai fameux, « We Should All Be Feminists », qu’elle entend être respectée dans toute l’étendue de sa féminité sans avoir à s’en excuser, qu’elle veut pouvoir affirmer son amour du rouge à lèvres et des talons hauts autant que de la politique et de l’histoire, il nous semble que Rosas danst Rosas n’a rien perdu de son actualité. Le succès du projet Re:Rosas[2] s’explique très certainement par la forte adhésion du public à une chorégraphie qui mobilise sans crainte les jeux de la séduction, tout en étant capable de s’en distancier. Car les gestes de la séduction exécutés avec une exactitude mathématique tout au long du spectacle finissent évidemment par se teinter d’ironie : le cliché est dévitalisé. Trente-quatre ans après sa création, Rosas danst Rosas donne toujours à voir une femme nouvelle.

Floor Keersmaekers, juin 2017

Ce texte s’appuie en partie sur l’article « Why Women Dominate Modern Dance » de Roger Copeland (The New York Times, 18 avril 1982).

Traduction d’Émilie Syssau, revue par Jean-Luc Plouvier

[1] Titre complet : Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich.

[2] Projet lancé en 2013 : Rosas communiquait les règles d’écriture du deuxième mouvement de Rosas danst Rosas et encourageaient tous ceux qui le souhaitaient à poster sur un site Internet dédié des clips de leur propre interprétation. De nouvelles vidéos arrivent encore aujourd’hui.