Achterland

Publié le 13.02.2018, 10:41

Sur la scène : cinq femmes, trois hommes et deux musiciens. Hommes et femmes évoluent côte à côte; l'équilibre est fragile; l'un tâte prudemment les limites de l'autre; leurs mouvements se greffent parfaitement sur le romantisme rebelle des sonates pour violon d'Ysaÿe et des études pour piano de Ligeti. Ils se poursuivent sans jamais se toucher. La danse est énergique et coulante, retenue et repliée sur elle-même. Un "feu d'absence et de distance" couve.

Achterland a vu les feux de la rampe en 1990 à la Monnaie; aujourd’hui, cette représentation est demeurée un point de référence dans l'œuvre d'Anne Teresa De Keersmaeker. Achterland est comme un seuil dans le répertoire de la chorégraphe : il porte en soi les fruits de ce qui a été créé précédemment et le germe de ce qui suivra. Dans ce spectacle, De Keersmaeker s'est effacée devant son propre passé, dégageant un nouvel espace dans lequel une synthèse provisoire et fragile a pu s'opérer entre un grand nombre d'éléments thématiques et chorégraphiques présents dans les précédents spectacles de la compagnie. Dans la chorégraphie rigoureuse d'Achterland, le matériau gestuel de Stella, de caractère plus théâtral, a été placé dans un contexte plus rigoureusement structuré et confronté avec le nouveau matériau apporté par les trois danseurs masculins. Dans ce nouveau récit, le matériau de Stella a reçu une nouvelle valeur inattendue, une sensualité implicite et une tension qui, par l'engagement manifeste des danseurs et un éclairage pensé en conséquence, ne pouvait qu'être renforcées.

Par l'union organique des matériaux musical et chorégraphique, Achterland poursuit la voie tracée par Mikrokosmos. Par la présence insistante des musiciens sur scène, la place proéminente que reçoit la musique dans l'œuvre de Rosas devient une composante dramaturgique. L'interaction obligée entre musiciens et danseurs se situe dans le prolongement de l'équivalence entre écriture musicale et chorégraphique. Tant Ysaÿe que Ligeti cherchent dans leur œuvre les limites du savoir-faire technique des exécutants. Les compositions interprétées live exigent une maîtrise virtuose de l'instrument, une précision qui se reflète dans les phrases gestuelles rigoureusement composées de la représentation. La chorégraphie confère à la complexité de la partition une composante physique par la superposition rythmique des couches du matériau chorégraphique.

Les compositions méticuleuses de Ligeti obligent les danseurs à réduire leurs mouvements. Confronté à l'élément musical, le corps entreprend une recherche et sacrifie les 'big body movements' au profit d'un travail gestuel plus détaillé. Le corps est fragmenté pour répondre à la complexité rythmique et compositionnelle de la partition. Les compositions de Ligeti, savamment agencées et tout à la fois très fluides, se prêtent étonnamment bien aux techniques chorégraphiques traditionnelles de Rosas, et l'utilisation des “déphasages” l’approche parfois du minimaliste américain Reich, où De Keersmaeker a déjà puisé son inspiration pour Fase et plus tard pour Just Before et Drumming.

Mais tout comme dans le cas d'Ysaÿe, la fascination de Ligeti pour la virtuosité compositionnelle et technique ne dédaigne pas une harmonie véritablement romantique, voire souvent involontairement passionnée. Une sensibilité qui ne devient jamais sentimentale grâce à la rigueur de la composition.

La musique est une composante essentielle d'Achterland. En tant que porteuse de la chorégraphie, génératrice du mouvement, elle est la scène sur laquelle les danseurs se pressent et s'attardent, se montrent et se cachent, cherchent continuellement à composer avec l'exaltation distanciée de l'interprétation virtuose. Parallèlement à la construction contrapuntique de la partition, Anne Teresa De Keersmaeker construit une chorégraphie complexe dans laquelle des glissements et des fragmentations, des renversements et des imitations font apparaître un tout nouveau cadre gestuel. Dans l'achterland[1] de Rosas les émotions sont contenues, les danseurs plutôt repliés sur eux-mêmes. Mais c'est précisément la virtuosité technique qui permet la manifestation non sentimentale de leur unicité physique. Ces courts moments rebelles à toute virtuosité éclairent la représentation comme autant de bijoux scintillants. L'émotion essentielle qu'éveille la courbe sensuelle d'une jambe, cette image qui se grave dans votre esprit, le fourmillement des petits pieds, une femme chancelante vêtue d'un chemisier et chaussée de hauts escarpins – ce sont précisément ces images qui gagnent en force grâce à la retenue dans l'éveil de l'intimité. Dans la scénographie transparente et géométrique, la tonalité physique caractéristique des interprètes est comprise dans une structure à plusieurs couches, où la technicité et l'émotion viscérale se complètent et se soutiennent.

Dans cette représentation, une grande attention est également prêtée à la féminité sous toutes ses formes de manifestation, comme les fillettes sauvages sautillant dans des vêtements de femme ou s’essayant à la sensualité chancelante des hauts talons. Mais l'exhibitionnisme narcissique des danseuses est freiné par la présence des trois danseurs masculins. Encore qu'elles ne semblent pas tellement danser pour, mais plutôt contre les hommes; leur indifférence obstinée du début évolue au fil de la représentation vers un équilibre subtil. Les frontières deviennent fluctuantes, les signes interchangeables. La féminité exclusive d'un grand nombre de représentations antérieures de Rosas fait place à un no man's land où les significations se brouillent. Les fillettes portent des vêtements de femme, une femme danse vêtue d'une chemise d'homme, un homme utilise un langage gestuel féminin. La reconnaissance de la présence d'autrui trouve des marqueurs formels plutôt que physiques. Petit à petit, le modèle gestuel de l'un déteint sur la phrase d'un autre, sans que jamais un contact ne s'établisse. Le fait qu'un danseur se sente concerné par la présence d'un autre est révélé plus explicitement par l'enchevêtrement contrapuntique de leur vocabulaire gestuel que par leur rapprochement inachevé vers la fin de la représentation.

Achterland est un paysage passionnant où ce qui est et ce qui semble être demeurent indécidables. C'est une représentation qui échappe à toute catégorisation et qui, chaque fois qu’on la voit, se donne à lire autrement. Chacune des représentations relit la partition et livre une nouvelle composition. Une telle représentation gagne en profondeur lorsqu'elle est reprise, car rétrospectivement son importance dans l'œuvre de Rosas trouve alors son évidence. Dans Achterland, l'écriture chorégraphique de De Keersmaeker a trouvé une complexité qui a donné au matériau antérieur une intensité renouvelée, et, en tant qu'œuvre-clef, elle contient déjà des éléments que l'on retrouvera ultérieurement dans des représentations telles que Drumming.

Mais avant tout, c'est une représentation d'où émane un équilibre particulier : dans la symbiose parfaite entre danse et musique, la complémentarité totale de la structure et de l'émotion, la manifestation et la dissimulation du désir et de la retenue, la confrontation physique entre musiciens et danseurs, la simplicité de la scénographie ... Tout cela fait qu'une telle représentation peut être vue et revue à chaque fois avec un plaisir renouvelé.

Elke Van Campenhout, 1998

[1] Arrière-pays en néerlandais.