Vortex Temporum, un entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker

Publié le 02.11.2013, 10:26

Réalisé par Bojana Cvejić

BC : Le projet de chorégraphier Vortex Temporum (1994-1996) est bien antérieur au spectacle dans lequel vous vous être lancée en septembre dernier. S’agit-il, comme dans le cas de l’Ars Subtilior, d’un autre de ces « rendez-vous retardés » ? Il concerne cette fois l’une des œuvres-clés de la musique spectrale, une œuvre de maturité aussi raffinée que rigoureusement construite du compositeur français Gérard Grisey. Comment la rencontre s’est-elle produite ?

ATDK : Ma réponse à ce genre de questions risque de devenir standardisée ! Une fois de plus, c’est à mon « dealer de musique » que je dois de m’être intéressée à Vortex : tandis que je travaillais sur Zeitung (2006), Thierry De Mey m’a appelée pour me recommander un concert d’Ictus. Ils présentaient, me dit Thierry, l’une des pièces séminales de la musique de ces quarante dernières années. C’était la première fois que j’entendais directement Vortex Temporum en concert.

Peu de chorégraphes abordent la danse comme vous le faites, dans une relation approfondie avec la musique classique et contemporaine. Pourrait-on parler d’une mission ? D’une sorte de pari sur la fécondité d’un service mutuel ? Je pense à tout ce que la musique peut apprendre à la danse, mais aussi à tout ce que vos chorégraphies peuvent apporter à la musique...

Le gigantesque répertoire de la musique ancienne et pré-baroque, à partir du XIe siècle, continue de me fasciner au tout premier chef. Vient ensuite Bach, avec son œuvre absolument unique dans l’histoire de l’humanité - tant par sa magnificence que par la diversité de ses facettes. Après Bach, je saute par-delà les siècles classique et romantique pour concentrer ma curiosité sur la musique moderne. Celle d’Anton Webern, avant tout, puis celle de quelques compositeurs vivants : Thierry De Mey, Steve Reich, Toshio Hosokawa, George Benjamin, Magnus Lindberg... Je n’entendais pas grand-chose aux concepts de la « musique spectrale » lorsque mon intérêt a commencé à se cristalliser autour de Vortex – mais l’accès en fut assez facile grâce à ma connaissance de Debussy et Messiaen, ce dernier ayant été le maître de Grisey et un précurseur de l’harmonie spectrale.

Pour revenir à votre question sur la raison de mon immersion dans la musique contemporaine : outre que j’y trouve une source d’inspiration authentique, j’éprouve envers elle un devoir moral. La musique contemporaine reflète notre époque, mais elle peine pourtant à trouver sa place vis-à-vis du grand public. On la voit littéralement disparaître dans les tréfonds des rayonnages de magasins, d’où je veux la déterrer pour lui rendre sa présence et son attrait. Il ne s’agit évidemment pas de donner des leçons au public, de lui faire comprendre à tout prix ce qu’il n’avait pas goûté à la première écoute. Non, il s’agit de chorégraphier mon expérience de cette musique. Que le public en perçoive les virtualités dansantes. Le défi que nous lance la musique contemporaine est d’autant plus grand qu’elle suspend la pulsation régulière et l’harmonie tonale dans laquelle nos oreilles baignent aujourd’hui avec la musique pop. Ainsi l’alliance entre la musique contemporaine et la danse ouvre-t-elle une problématique particulière : elle doit s’inscrire au-delà des relations immédiates, du rapport intuitif entre les propriétés du son et celles du mouvement.

L’harmonie spectrale exhale un vague sentiment tonal à partir des résonances des harmoniques naturelles, propres à tout son, et de la sorte éveille un lointain sentiment de familiarité. Qu’est-ce qui vous a spécifiquement intéressée dans Vortex ?

Je suis fascinée par la façon dont cette musique compose le temps, comment elle passe d’un temps codé, régulier, pulsé, à une sorte de temporalité liquéfiée où la pulsation vacille et se dissout. Je danse pour l’instant sur la Partita N°2 pour violon de Bach, et la comparaison entre la musique historiquement destinée à la danse et notre musique contemporaine est extrêmement instructive. Malgré sa structure feuilletée et sa finesse d’écriture, la Gigue de Bach, par exemple, éveille un sentiment de fluidité et de motricité naturelles, étayées par le rythme et l’harmonie, que vous ne retrouverez pas dans les musiques contemporaines. L’espace sonore de Vortex est tout autre, aussi vaste dans le registre de ses raffinements qu’extrême dans ses contrastes. J’y entends une surabondance de mouvements, avec de puissantes contractions et dilations de l’expérience du temps. Cette musique ouvre à la danse un immense champ de possibilités. Celles-ci tiennent d’une part à sa construction mathématique abstraite, qu’on ne découvre qu’en lisant la partition, et que je trouve magnifique ; mais elles tiennent par ailleurs à l’interprétation elle-même, dans sa dimension véritablement gestuelle, à sa physicalité instrumentale qui exacerbe la relation entre le corps du musicien et son instrument, et met à nu la part brute et matérielle des actions en jeu dans la production du musical. Ce que j’aime tout particulièrement dans Vortex, c’est que cette intensité du geste est d’emblée pensée comme un élément central de l’écriture. L’effort compositionnel vise ici à forger une expérience d’écoute, comme si l’on avait pénétré par une fissure microscopique dans l’univers des sons pour mieux voir les gestes qui les produisent. Ce qui m’a toujours poussée à inviter des musiciens pour des performances live, c’est qu’au fond j’adore les regarder, j’adore être là, tout près d’eux, tandis qu’ils jouent ! Le mouvement de danse matérialise l’énergie de la musique, l’envoie au regard et à l’imaginaire kinesthésique du public. La danse concrétise visuellement la perception du changement dans le passage du temps.

Regarder la musique, écouter la danse ? Quelles distinctions peut-on faire ?

C’est une sorte de travail de laboratoire, où l’on s’acharne à défusionner ce qui est vu et entendu. On dissocie le regard et l’écoute puis, lorsqu’on les remet ensemble, la structure chimique s’est éventuellement transformée. J’ai commencé mes expériences sur les décalages synesthésiques du regard et de l’écoute avec The Song, à l’origine de ma collaboration avec Ann Veronica Janssens et Michel François. Dans The Song, nous avons chorégraphié sur de la musique, que nous avons ôtée par la suite. Ou nous avons utilisé les services d’une bruiteuse de cinéma, qui déduisait une partition de bruitages de certaines séquences dansées, que nous soustrayions et remplacions ensuite par d’autres mouvements.

Mon partenaire de prédilection était et restera la musique, c’est vrai, mais j’ai aussi passé beaucoup de temps en studio à travailler en silence, pour tenter de capter la musicalité inhérente au mouvement pur. Je me réfère ici à l’un de mes principes de prédilection, « my walking is my dancing », (comme je marche, je danse) où les rythmes propres du corps - les rythmes automatiques comme les battements du cœur, les rythmes semi-mécaniques et plus finement modulés comme la respiration, et enfin le rythme maîtrisé de la marche - sont à la base de la structuration et de la musicalité du mouvement dans le temps et l’espace. En studio, nous cherchons à écouter la danse. Puis je passe beaucoup de temps, avec les danseurs, à regarder les musiciens jouer Vortex. Lorsque nous observons la musique, nous tentons de saisir les qualités dansées qui en émanent.

Dans même temps, vous vous êtes lancée dans une méthode chorégraphique très stricte où vous composez le mouvement mesure par mesure, ce qui nécessite une analyse minutieuse de la partition musicale avec le chef d’orchestre de l’ensemble Ictus, Georges-Elie Octors.

Cette méthode de transposition visuelle d’une partition en mouvements, je l’ai abordée pour la première fois en 1984, dans la chorégraphie du 4ème quatuor à cordes de Bartók. En chorégraphiant le répertoire de l’Ars Subtilior pour En Atendant et Cesena (2010-2011), le couplage avec la musique s’est accompli cette fois à travers l’art de « marcher la musique », parfois même tout en la chantant. Chaque danseur y était apparié à un musicien, principe que j’applique à nouveau dans Vortex : les six instrumentistes du petit ensemble de chambre (flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle et piano) trouvent leur correspondance dans un groupe de sept danseurs - sept, oui, et non six, parce qu’un danseur prend en charge chaque main de la virtuose partie de piano.

Les danseurs, en somme, sont ici les auditeurs « en première ligne ». Ils tracent pour le public la fenêtre par laquelle la musique lui parviendra, filtrée par le mouvement. Quels sont les critères que vous utilisez pour apparier danseurs et instrumentistes ?

Je cherche des correspondances intuitives. Toutes sortes d’alliances sont bien sûr possibles entre danseurs et instruments, mais certaines connexions offrent des combinaisons d’énergies physiques particulièrement efficaces : connexions entre le rôle d’un instrument et certains idiomes dansés, ou certains corps dansants, et même, pourquoi pas, des connexions entre certains individus pris pour eux-mêmes, tels que la danse et le jeu instrumental les révèlent.

Comment les relations entre le danseur et le musicien, le danseur et l’instrument, évoluent-t-elle physiquement?

Dans mes deux dernières pièces, consacrées au contrepoint à trois voix de l’Ars Subtilior, j’avais assigné aux danseurs des phrases de tenor, de contratenor ou de cantus, qui correspondaient chacune à une partie de la polyphonie instrumentale ou vocale. Je reprends et complexifie ce procédé dans Vortex : chacun des danseurs accorde non seulement ses mouvements à l’une des parties instrumentales de la partition, mais s’empare également des gestes physiques de « son » instrumentiste. Ainsi, les gestes des bras domineront-ils pour les danseurs associés aux instruments à archet, tandis que les danseurs appariés aux instruments à vent feront la part belle à la respiration, ou que les cascades rythmiques du piano inspireront des mouvements riches en sauts. Je me rappelle de la création d’Achterland, en 1990 : nos mouvements dansés avaient quelque chose d’absolument éléphantesque si on les comparait au poignet vif et agile du violoniste qui interprétait les sonates d’Eugène Ysaÿe ! Un entrelacement étroit de la danse et de la musique demande en fait d’isoler certaines parties du corps, et de ne pas solliciter tout le lourd appareillage du squelette, mis en branle à grande vitesse. Dans Zeitung, j’ai commencé à investiguer en profondeur la production de mouvement à partir de zones spécifiques, tête, torse et bassin. D’autres parties du corps se connectent ensuite au trois grandes zones : les mains symétriquement aux pieds, les poignets aux chevilles, les genoux aux épaules. Toutes les régions ainsi tracées sont ensuite intégrées par la colonne vertébrale, axe central de la cathédrale corporelle. Avec Vortex, je continue d’explorer les mouvements de déploiement et de fermeture, d’expansion-contraction de l’épine dorsale.

Dans la mesure où une grande partie du matériel gestuel est élaboré en studio, sans les musiciens, sur quels principes non-musicaux se fondent-ils ?

Les danseurs s’emparent tous, fondamentalement, d’un même cadre géométrique gestuel que j’ai développé depuis quelque temps déjà - à savoir, l’utilisation d’un carré magique qui détermine des points et trace des circuits dans l’espace, en orientant l’architecture corporelle. Ces circuits se lisent selon des qualités « tenor » ou « cantus », telles que je les ai expérimentées depuis le contrepoint à trois voix de l’Ars Subtilior : la qualité « tenor » suppose un mouvement lent et soutenu, la qualité « cantus » demande la vitesse, la densité, l’élaboration détaillée dans l’espace. Les qualités « tenor » et « cantus » sont ensuite elles-mêmes déclinées selon diverses modalités expressives ou différents modes d’attaques.

Comment distribuez-vous le regard et l’écoute, la danse et le jeu instrumental, les danseurs et les musiciens - et comment cela configure-t-il l’espace ?

Il s’agit entre autres de distinguer des premiers plans et des arrière-plans, concrètement dans l’espace, et métaphoriquement dans l’attention du spectateur. De mes sessions de répétitions avec Björn Schmelzer pour Cesena, j’ai par ailleurs retenu l’importance du travail en cercle. Nous nous disposons beaucoup en cercle dans Vortex, et nous partons de cette configuration pour commencer à danser. Ceci permet à chacun d’être géométriquement et dynamiquement connecté au même champ visuel. Les modèles à l’œuvre dans la musique de Vortex invitent la danse à développer des cercles et des spirales. Comme pour Cesena et comme pour Partita, j’ai inscrit un pentagone sur le sol, dans le grand cercle principal. Là où les formes carrées mènent à des structures fermées et statiques, le pentagone permet de développer une constellation harmonieuse qui produit des angles et de nouveaux cercles dans des relations dissymétriques de trois et deux, lesquels engendrent des rotations en tourbillons très typées, et toutes sortes de mouvements spiralés. Le modèle géométrique qui gouverne l’occupation de l’espace se compose ici de cinq cercles connectés au cercle principal, que je fais correspondre aux six instruments de la partition. En outre, j’investigue la notion d’un centre mobile, seul point d’apaisement des tourbillons, et les mouvements d’ouverture et de fermeture dans l’espace, correspondant aux mouvement musicaux de contraction et à d’expansion du temps.