C’est ma peau qui se souvient

Publié le 16.01.2019, 16:29

Avec la pointe de provocation qui le caractérise, Heiner Müller confiait n’avoir jamais lu les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos en entier. Il concédait avoir survolé les presque 200 pages du roman épistolaire dont il a extrait l’une de ses pièces les plus célèbres : Quartett. Quartett est donc la réécriture, de mémoire, d’un livre parcouru en diagonale : une sorte de digestion-express des personnages et des thèmes qui traversent le roman de Laclos – où les rapports entre la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont ressemblent davantage à un manuel de stratégie militaire qu’à un récit galant.

Extraction. Réduction. Montage. Puis branchement sur un nouveau contexte. Ce sont là quelques unes des opérations primaires de la Heiner Müller Factory – que l’on pourrait décrire comme une usine à produire des paradoxes. En effet, tout comme Hamlet-Machine, écrit en 1977, Quartett est simultanément une réduction et une extension de sa matière d’origine. Réduction de la langue précieuse du XVIIIsiècle à une série de formules tranchantes, qui sonnent comme autant d’énoncés définitifs – comme si chaque phrase devait être la dernière. Réduction de l’intrigue à un squelette de récit, où les stratégies de séduction, minutieusement dépliées par Laclos, se résument à une mise en pièce s’achevant par une mise à mort. Si comme l’écrit Müller, « toute pièce, si elle est efficace au théâtre, n'est rien d'autre que le parcours d'une courbe d'orgasme », alors Quartett commence et s’achève dès le premier monologue de Merteuil – avec l’annonce de sa jouissance et le dévoilement immédiat de son illusion : « Comme cela c’est bien. Oui oui oui oui » / « C’était bien joué, non ».

Que reste-t-il entre cette ouverture, qui se clôt par les mots, « Ma vie Ma mort Mon bien-aimé », et la dernière réplique de la marquise, après la mort du vicomte : « A présent nous sommes seuls cancer mon amour » ? Que reste-t-il à dire, à voir, à raconter du jeu de semblants que se livrent ces deux êtres ? Rien, ou presque. Ou plutôt, toute l’étendue du rien qui les dévore. Quartett, à la manière du Ghost Trio de Samuel Beckett – ou du trio de Beethoven qui lui sert de structure – est un texte qui n’en finit pas de finir. Dans les deux cas, ce qui reste, une fois la langue épuisée, c’est une partition – quartette ou trio.

Réduction donc, mais aussi extension – du fait même de cette condensation – de son périmètre interprétatif et de son jeu de combinatoires. En tant que compression d’une matière déjà remâchée par la culture, Quartett ouvre au théâtre un vaste champ de possibilités – annoncé par la didascalie initiale qui constitue la seule indication de mise en scène : « Un salon d'avant la Révolution française. Un bunker d'après la Troisième Guerre mondiale ». L’extrême ouverture de cette fenêtre historique, conjuguée à l’extrême densité du texte, posent un problème de taille à la mise en scène. Müller explique que ses textes n’ont de sens qu’à être portés sur scène – où se réalise leur potentiel perturbateur, leur force de division. Mais Quartett, plus que toute autre pièce de Müller, semble se suffire à elle-même, et n’avoir besoin que d’une boîte crânienne pour lieu de représentation. « Ma langue, pour des raisons bizarres, est considérée comme difficile ; pour l'unique raison qu'elle est en fait toute simple, directe et précise. On n'a plus l'habitude d'écouter des textes précis », écrit-il. Le texte est d’une telle précision chirurgicale qu’il paraît pouvoir accepter tout type de mise en scène – tout en donnant l’impression qu’il n’en a véritablement besoin d’aucune. Rien n’empêche de mettre en scène Quartett en costume d’époque ou façon Mad max, au cœur de l’apocalypse : quel que soient les apparats des corps qui le disent, le texte tient. Érigé, littéralement, comme un bunker inviolable, il peut résister à tout : à tout, sauf à la demi-mesure. On ne peut pas échapper aux conséquences de Quartett. Trop violent. Trop radical. Chaque choix – de décor, de diction, de scénographie – si il n’est pas minutieusement pesé, risque de vous revenir dans la figure.

Decorum des corps

Au-delà du jeu et des choix de mise en scène, toute adaptation de Quartett doit composer avec une  matière qui part du corps ; qui se formule dans ses méandres, infuse dans ses fluides, s’immisce dans ses blessures. Peu de textes de Müller mettent en jeu une tension aussi vive entre langue et physicalité – une physicalité crue, celle de la plaie, du pourrissement, du sperme, du sang et des larmes. « Chaque mot ouvre une blessure », dit Valmont. D’où découle une première question : que faire des corps dans Quartett ? Que faire des corps dédoublés de Merteuil et Valmont, qui se jouent l’un (de) l’autre ? Les nier, purement et simplement ? Faire dire le texte par des robots, des spectres, des habits vides – par des magnétophones ? Rien de plus désincarné que Quartett – pur jeu rhétorique au bord du gouffre. Et simultanément, rien de plus charnel – d’une incarnation viscérale et sans filtre. Le point de croisement entre la langue et le corps se joue souvent chez Müller à l’endroit de la jouissance et de son envers : la mort, le cadavre. Un Eros et Thanatos béant, sans décorum. Que faire, oui, des corps dans Quartett – cette machine textuelle ? Les faire danser ? Imagine-t-on Merteuil et Valmont danser ? Et danser quoi : une valse, un tango, un pogo ? 

On mesure, en disant cela, le défi qu’a représenté, en 1999, l’adaptation de Quartett par Rosas et la compagnie de théâtre tg STAN. D'un côté, l'engagement résolument textuel du collectif, pour qui « le personnage, c'est le texte », et dont l’attention portée à l’acteur et à l’épreuve du direct plutôt qu’à la mise en scène correspond assez bien à la conception, chez Mülller, d’un texte « dont le crâne serait l’unique théâtre ». De l'autre, l’architectonique rigoureuse de Anne Teresa De Keersmaeker, qui vient de signer Drumming sur une musique de Steve Reich, et dont la danse, polie à force de répétitions, renvoie aux lignes géométriques invisibles qui sous-tendent l’espace et le temps.

Les deux compagnies avaient déjà travaillé ensemble sur Just before, mélangeant musique et mots, réel et fiction[1]. Mais Quartett représente une autre étape de leur collaboration, en tant qu’elle s’appuie cette fois-ci sur un texte conçu pour le théâtre. Face à cette matière épurée, dépouillée jusqu’à l’os,, la danse encoure le danger de n’être qu’un décalque littéral ou une ornementation ; de redoubler la violence du texte en la sur-théâtralisant – ou de n’être à l’inverse qu’un simple mouvement décoratif. “Réunir” la danse et le théâtreautour de Merteuil et Valmont, n’est-ce pas risquer de manquer l’un et l’autre ? Mais Quartett n’est pas une « réunion », une synthèse ou un équilibre entre théâtre et danse. Ainsi, Frank Vercruyssen explique que Cynthia Loemij a participé aux séances de lecture et d'analyse de la pièce, mais que la chorégraphie proprement dite a été créée indépendamment, comme une partition autonome. Si Anne Teresa De Keersmaeker avait déjà approché l’écriture de Heiner Müller avec Verkommenes Ufer / Medeamaterial / Landschaft mit Argonauten en 1987, Quartett lui permet de développer une autre facette du rapport – intermittent mais séminal – qu’elle entretient avec la question du texte. En effet, son titre le dit assez, Quartett est d’abord une partition. Et c’est en tant que telle qu’elle s’en saisit – sans chercher à illustrer le sens de la pièce, mais en essayant plutôt de révéler l’architecture souterraine de la partition – de son rythme et de ses variations d’intensité, jusqu’au déclin.

Danser la structure

Au début, le corps qui commence à danser n’est encore ni celui de Merteuil ni celui de Valmont. En un sens, ce corps qui déploie une syntaxe abstraite et rigoureuse – axée sur le mouvement saccadé des bras et de la tête – n’est celui de personne : le geste précède les mots, la constitution de figures, l’apparition des masques. Lorsque la parole surgit, avec la mention d’un nom, « Valmont » – la voix de Merteuil semble soudain s’extraire de ce corps qui danse, flotter à ses côtés. Mais – et c’est là le pari chorégraphique – cette extraction de Merteuil ne signifie pas pour autant la convergence de la danse et du texte, la réunion du personnage et de son corps. Non, ils restent obstinément séparés, comme si le corps dansant (celui de Merteuil ? Ou de personne?) était un corps de plus ; un corps de trop, n’appartenant ni à la psychologie du personnage, ni à son récit, mais forant son propre chemin au coeur du chaos. S’adressant à un Valmont absent, Merteuil est d’emblée un personnage schizé, divisé. Si Quartett fonctionne comme mise en abyme du théâtre, Valmont et Merteuil échangeant leurs rôles, ou incarnant les personnages de Cécile de Volanges et de Madame de Tourvel, la danse, elle, se situe sur un autre plan. Ce plan n’est pas celui, classique, du théâtre dans le théâtre, mais celui, beaucoup plus actuel, du devenir des corps. La danse révèle une couche silencieuse et pourtant fondamentale : à quoi bon jouer plusieurs rôles (fonction du semblant) si l’on ne peut être (ou avoir) plusieurs corps, tour à tour neutre, féminin, masculin, animal – végétal, même, peut-être ?

Pour que s’opère la transsubstantiation qui est au cœur de ce quatuor, il faut donc qu’apparaisse un autre corps, qui ne soit ni la somme, ni la synthèse des deux (fois deux) personnages ; un corps qui résiste au carnaval des semblants, qui outrepasse l’aporie des jeux de rôle ; un corps qui se déplace entre les rôles, les genres – qui lentement glisse de l’un à l’autre et les contamine. Rosas et tg STAN choisissent de laisser le texte et la danse vivre leur vie séparément pour mieux les faire se rejoindre au niveau de la structure. On assiste ainsi à une sorte de déplacement du mouvement, en même temps qu’à son ralentissement : d’abord extérieure à l’action qui se noue, la danse est progressivement absorbée, incorporée, et enfin dilatée dans un espace qui déborde les seuls corps de Merteuil et de Valmont. Elle se diffracte, tout en s’atténuant, passe d’une forme visible, lisible, structurée, à une forme intériorisée, souterraine où chaque déplacement, flexion de jambe ou main dressée, n’appartient plus au régime du théâtre ou de la danse, mais directement à l’orchestration du texte. La syntaxe chorégraphique, d’abord extrêmement tenue, avec ses lignes brisées, ses avant-bras fléchis, ses ruptures de rythme caractéristiques du vocabulaire de Rosas – se dissout peu à peu, tandis que le ballet des masques nous fait perdre nos repères jusqu’au vertige. Car c’est en effet lors des passages d’un masque à un autre, comme lorsque Merteuil se met à jouer Valmont, qui joue lui-même madame de Tourvel, que cette dissolution se matérialise. Le mouvement se fige – pur trouble d’une main tendue, suspendue.

Détruire, dit-elle

Le trajet de la danse dans Quartett ne représente pas la pureté idéale d’un corps intact, non atteint par le vieillissement et la mort. Elle serait plutôt la représentation incarnée de la mécanique de la langue, de sa précision, de la lame tranchante de chaque phrase. Mais Quartett fonctionne, dans son ensemble, comme un dispositif de neutralisation. Quelque chose (de l’illusion théâtrale) doit être sacrifié. Quelque chose – des corps, de la langue, du rapport à l’idéal – doit être mis à mort. « Mon impulsion fondamentale dans le travail est la destruction. Casser aux autres leur jouet », écrit encore Müller. Dans la version proposée par Rosas et tg STAN, tous les éléments scéniques – mouvements, décor, diction – concourent à cette neutralisation du spectaculaire. La danse neutralise la théâtralité et la psychologie, en contraignant la diction, empêchant l’effet d’adhésion de la voix et du corps censé former, au théâtre, le personnage et l’illusion de son intériorité. Le texte, en tant qu’il porte sa propre dramaturgie, neutralise la mise en scène. Et la danse est in fine neutralisée par le devenir des corps – par l’arrêt, l’immobilité, le néant qui les gagne.

Il y a la scène d’ouverture, scandée par une techno assourdissante, pendant laquelle Cynthia Loemij parcourt la scène, dans une posture qui rappelle la « Furieuse attente / dans l'armure terrible / des millénaires », décrite par Müller dans Hamlet-Machine. Il y a le premier solo, qui semble affirmer la possibilité d’un langage physique qui pourrait prendre le relais des mots jusqu’à les remplacer. Et il y a, à la toute fin, la reprise par  Frank Vercruyssen de ce langage sous une forme ralentie, pétrifiée, réduite à ses plus simples éléments. Au terme de ce jeu de masques et de transformations, la danse se raréfie jusqu’à devenir un fantôme de mouvement. L’acteur, jouant un acteur, lève un bras, le laisse glisser dans le vide.  Torse nu, hagard, presque mort, ses gestes ne sont plus dansés, juste indiqués, déposés dans l’espace. Et on ne sait plus si cette agonie marque la dissolution de la danse dans le réel de la mort, ou au contraire sa dissémination à tout l’espace de la représentation. Cette fin au bord de l’immobilité, acquière dans la reprise de Quartett, aujourd’hui, en 2019, une force toute particulière. Ce ne sont plus les corps jeunes et acérés de Cynthia Loemij et Frank Vercruyssen, tels qu’ils ont créé la pièce. Ce sont leurs doubles, vingt ans après, rejouant une fois encore ce quatuor qui n’en finit pas de finir. Ce sont des corps qui ont neutralisé en eux ce que la pièce pouvait conserver d’idéal, d’utopie, pour rejoindre cet horizon infime qui se situe entre les organes et la peau. « De temps en temps, l’enfant veut savoir ce qu’il y a dans la poupée. Pour cela il faut la casser, sinon on ne saura jamais ce qu’il y a dedans ». Comme des « porteurs d'ombre », Cynthia Loemij et Frank Vercruyssen « travaillent dans l'infra-mince »[2] : entre la « peau qui se souvient » et « ce qu’il y a dedans ».

Gilles Amalvi

[1]  Les deux compagnies retravailleront ensemble sur In real time, en 2000, dans un esprit de mise à égalité de leurs procédés respectifs.

[2]    Les porteurs d'ombre travaillent dans l'infra-mince : telle est l'énigmatique définition que Marcel Duchamp donnait de l'activité artistique.