Chorégraphe et danseurs : partenaires complémentaires

Publié le 27.01.2019, 14:36

Lorsqu’on m’interroge sur mes principales sources d’inspiration, j’ai toujours invariablement répondu : « La musique est ma première partenaire. La chorégraphie est l’art organiser le mouvement dans le temps et l’espace, et la musique est de ce fait ma source première. » Mais je me suis récemment rendu compte que cette affirmation était bien trop péremptoire. La musique est certes une précieuse alliée, mais parmi mes « premiers partenaires », à mesure égale, il faut compter les danseurs qui partagent au quotidien mes réalisations chorégraphiques et ma pratique de l’écriture. Chacune des quelque cinquante pièces produites au cours des 38 dernières années est le fruit d’un processus de création intensif qui co-appartient aux danseurs de ma compagnie. Elles portent ma signature, dans la mesure où j’ai toujours été responsable des intuitions initiales et des décisions finales… mais elles ne sont devenues ce qu’elles sont que par l’intervention de ces partenaires ; le corps du danseur, sous quelque aspect qu’on le prenne — corps physique, sensible, social, intellectuel — génère avec moi le code-source de mes spectacles.

La relation entre un chorégraphe et un danseur est incommensurable avec les relations nouées dans les autres processus créatifs. Elle est d’une grande puissance, à la fois complexe et fragile. Les protocoles de travail de la danse contemporaine l’ont encore intensifiée. Le travail du ballet classique, en effet, prend appui sur un lexique relativement stable, « pas de bourrée » ou « grand jeté » — mais dans la danse contemporaine, l’idiome reste toujours à ré-inventer. Depuis le début du XXe siècle, l’histoire de la danse s’est écrite à coups de noms propres : « technique Cunningham », « technique Martha Graham » et tous les noms des différentes « écoles ». C’est une histoire de paternités et de signatures. Cette position du chorégraphe moderne, qui flirte aisément avec l’idée de toute-puissance démiurgique, est néanmoins tempérée par le fait que, en-deça des grammaires et des langages singuliers, il existe un moment essentiel, celui de la production de « matériel », lequel n’est généralement possible que par la collaboration avec un groupe plus ou moins large de danseurs. Cette relation paradoxale se repère jusque dans les très grandes compagnies. Celles-ci, en effet, affichent bien souvent une stricte hiérarchie, mais cela n’empêche pas que le matériel chorégraphique reste fortement tributaire d’un partage — un partage presque intime — du projet entre différents individus. Le chorégraphe convoque certaines questions, pointe certains problèmes et décide in fine des « solutions » définitives, mais l’exploration des possibilités est un processus social d’une grande intensité, parfaitement typique du travail en danse.

Le danseur et le chorégraphe sont liés par une dépendance mutuelle : le danseur a besoin d’être accompagné et guidé par le chorégraphe ; le chorégraphe ne peut concevoir ses pièces que grâce à l’apport et à la collaboration du danseur — un motif abstrait ne se révélant que par son incarnation dans un individu singulier. La nature même de cette relation peut donner lieu à toutes sortes de tensions et de controverses — par exemple lorsque la revendication de paternité par le chorégraphe tend à virer à l’exploitation et à l’abus d’autorité. C’est là une question fort délicate, qui a été récemment mise en lumière par le mouvement « Me Too ». Au vu des événements récents, de mon parcours général et de la somme des expériences accumulées, je pense que le moment est historiquement idéal pour réfléchir à cette relation entre chorégraphe et danseur·se, et pour la repenser. Dans notre travail, le chorégraphe demande aux danseurs d’être extrêmement généreux, alors qu’ils sont par ailleurs très dépendants de lui. C’est totalement différent des liens engagés dans la composition musicale et de l’écriture littéraire, ou des processus de travail à l’œuvre dans les arts plastiques. Cela implique, pour le performeur, un engagement de tout son être : il est fait appel à son intelligence, mais aussi au plus propre de son corps, où se révèle l’ombilic de sa personnalité.

Un des objectifs majeurs des Six Brandenburg Concertos a consisté à rassembler plusieurs générations de danseurs et danseuses. Il s’agit d’une musique que je considère comme « jeune » : ces concertos célèbrent la vie, ils sont dynamiquement orientés vers l’avant et vers le haut, ils jubilent et exhalent une véritable force vitale. Lors de l’écriture, Bach était entouré de brillants musiciens et disposait en outre d’instruments de très bonne facture ; il a donc écrit en partie ces pages pour valoriser ses interprètes  — à l’instar de Mozart, qui a composé quelques-unes de ses plus belles pièces vocales avec à l’esprit tel chanteur ou telle chanteuse, dans un geste d’hommage à leur talent. C’est un tel geste que j’ai voulu tenter, en invitant ces différentes générations de danseurs à travailler ensemble. Certains d’entre eux appartiennent à la compagnie depuis des années déjà, voire des décennies, tandis que d’autres ne dansent que depuis deux ans pour Rosas. Il y avait donc des différences d’âge autant que de niveaux d’expérience, ce qui a généré une problématique presque « politique », où il s’agissait d’inventer des manières de travailler en groupe. Nous avons essayé de mettre au point une interaction féconde au sein de cette association presque alchimique où se mêlaient les compétences, les connaissances et l’expérience des aînés, d’une part, et l’énergie des jeunes danseurs d’autre part, leur goût du risque et leur ouverture à l’inconnu.

En raison de l’implication de tant de personnalités, le processus fut très intense et très exigeant. J’ai dû « maintenir le bateau à flot », veiller à ce que tous cheminent sur les mêmes voies, tout en m’assurant que la priorité était bien accordée aux décisions artistiques et non pas aux rapports de force. C’est le souci primordial d’un bon travail de groupe : permettre à chacun de donner le meilleur de lui-même. C’est une responsabilité énorme. La difficulté tient au fait que le chorégraphe lui-même se sent parfois fragile, qu’il traverse de nombreux moments de doute. On ne connaît pas soi-même la solution aux questions que l’on pose au groupe, c’est parfois un véritable défi de continuer à mener une quête artistique dans de telles conditions, mais cela fait partie du processus, un processus auquel nous revenons inlassablement. C’est non seulement une méthode de travail, c’est aussi un mode de vie ; les rencontres suscitées par l’amour du travail vous accompagnent tout le reste du voyage.

Anne Teresa De Keersmaker