The Dark Red Research Project : une nouvelle danse dans un musée différent

Publié le 04.02.2020, 15:19

Après le succès international de Work/Travail/Arbeid, à la faveur duquel différents grands musées d’Europe du Nord avaient ouvert leurs portes à la danse — parmi ceux-ci :  la Volksbühne à Berlin, le Mudam à Luxembourg, le Museum of Modern Art à New York, la Tate Modern à Londres, le Centre Pompidou à Paris, le WIELS à Bruxelles (lieu de sa création) — Anne Teresa De Keersmaeker a récemment proposé un autre projet in situ, créé cette fois au M HKA (musée d’art contemporain d’Anvers), avec la collaboration du Centre d’art deSingel. Selon les propres mots de la chorégraphe, tenus lors de sessions de travail au M HKA, The Dark Red Research Project se donnait pour objectif de développer une nouvelle sorte de langage chorégraphique, dédié spécifiquement à l’espace muséal.

Le projet semble promettre à première vue, derrière son mystérieux code couleur, une trajectoire similaire à celle de Work/Travail/Arbeid : une interrogation sur la pertinence de la présentation d’une œuvre chorégraphique en qualité d’ « exposition ». En y regardant de plus près, toutefois, on constate de sensibles différences. Tout d’abord, si le but de l’opération s’était limité à partager avec le public le processus de travail d’une compagnie de danse, quelques journées portes ouvertes dans les studios de Rosas et de P.A.R.T.S. auraient parfaitement fait l’affaire. Pourquoi un work in progress devrait-il obligatoirement se déployer dans un musée, lieu de préservation et d’archivage ? Un élément de réponse en est fourni par la chorégraphe elle-même. Elle précise que ce que l’on a vu au M HKA ne doit pas être considéré comme un spectacle dans la veine de Work/Travail/Arbeid, mais bien plutôt comme le lent déploiement d’un processus de travail pensé pour un dispositif artistique singulier, lequel induit généralement un protocole bien précis quant à notre manière de regarder et de voir. Ensuite, The Dark Red Research Project représentait une occasion pour un public peu friand de spectacle vivant d’évaluer par lui-même comment De Keersmaeker et sa compagnie travaillent à certains de leur prochains projets, spécifiquement dédiés au musée[1] – parmi ceux-ci, la participation de Rosas à l’exposition Constantin Brancusi à BOZAR dans le cadre du festival EUROPALIA ROMANIA à Bruxelles (donnée en janvier 2020).

Un visiteur, débarquant au beau milieu d’une session de The Dark Red Research Project sans rien en connaître, était probablement conduit à s’interroger sur la nature du projet – représentation d’une répétition, ou répétition d’une représentation ? Pour peu qu’il y restât un moment, il comprenait aisément qu’il ne s’agissait ni de l’une ni de l’autre. Si l’ensemble était assurément bien structuré, les choses s’y déployaient de façon organique et sans scénario pré-écrit. Contrairement à Work/Travail/Arbeid et à de précédentes réalisations de De Keersmaeker, The Dark Red Research Project se donnait comme un projet ouvert : « J’ignore encore ce que cela va nous apporter. Nous sommes à peine au début d’un projet qui s’étendra sur un an », indiquait la chorégraphe à chaque introduction.

Alors que Work/Travail/Arbeid était conduit selon une logique répétitive – la production étant donnée en boucle, et conçue pour être vue en continu durant toute la plage d’ouverture d’un musée –, chaque session de The Dark Red Research Project représentait un événement unique selon un point de départ particulier. Les deux premières journées abordaient sous divers angles la préparation des parties individuelles des danseurs, tandis que les sessions des deux derniers jours se concentraient davantage sur des aspects singuliers du processus chorégraphique : tout ce qui, au fil des tâtonnements, formerait le matériel des futurs projets muséaux de la compagnie.

Au cours du processus d’échauffement des premières journée, certains esprits intuitifs ont sans doute bien perçu, dans les différentes lignes et courbes décrites par les corps, une correspondance ludique avec les tableaux, sculptures, photographies et objets numériques exposés dans le musée. L’élaboration de ces tracés préalables tenait d’une certaine manière de l’étude préparatoire du peintre. Durant ces premières sessions, la compagnie a adopté une relation toute particulière à l’horizontalité, tandis qu’elle cherchait à transposer chorégaphiquement les Opera per Flauto [Œuvres pour flûte] de Salvatore Sciarrino. Il s’agissait d’incarner au mieux des œuvres musicales qui, elles-mêmes, ne visent rien qu’à désincarner le son instrumental tel qu’on le connaît. Cela s’entrelaçait très joliment avec un autre processus de transposition, lequel prenait pour point de départ les sculptures de Brancusi – unanimement célébrées pour leur quête d’équilibre entre l’abstraction et l’incarnation, l’inertie horizontale et le sens vertical de la trajectoire.

Selon le récit de l’histoire de l’art occidental, le primitivisme accompagne comme un alter ego l’esthétique et de la subjectivité modernistes. Tout comme pour Paul Gauguin, André Derain et Pablo Picasso, une phase importante de la carrière de Brancusi a été inspirée par le primitivisme – ainsi qu’en en témoignent Le Baiser (1907), La Prière (1907) et La Sagesse de la Terre (1910). Il émane des Opera per Flauto de Sciarrino, vibrant à l’unisson avec le haut-modernisme de Brancusi et malgré l’étiquette de musique « contemporaine » qui lui sont accolées, cette même tension entre forme et matière, entre l’esprit et le corps. La judicieuse décision de réunir Brancusi et Sciarrino au M HKA témoigne de la vaste culture interdisciplinaire de De Keersmaeker en matière d’art. Son affectueuse description à Chryssi Dimitriou, l’une des flûtistes d’Ictus investie dans le processus artistique, s’est révélée a posteriori parfaitement affûté: « Elle ressemble à un ange, mais elle joue comme un diable. » Cette boutade adressée aux visiteurs renvoyait aux paradoxes trop négligés de la sublimation, qui sous-tendent aussi bien les œuvres de Sciarrino que celles de Brancusi.

Cette dimension émergeait avec toute sa rigueur dans l’interprétation musicale de Dimitriou, autant que dans la transposition chorégraphique qu’en donnait Rosas. Dans un entretien donné sur place, Dimitriou a confirmé que toute la tentative sciarrinesque de dématérialiser la production du son, n’empêchait pas d’éprouver sa musique comme « très sensuelle et très physique », la réalisation de ces sonorités exigeant « une grande intensité corporelle ». Ce subtil paradoxe, où réalité physique et quête d’abstraction deviennent indiscernables, trouvait sa traduction par Rosas dans une fascinante « chorégraphie des souffles ». Par tâtonnements, la compagnie tentait d’appliquer son vocabulaire kinétique familier (dominé ici par le chiffre huit et la figure du prisme pentagrammatique) et d’alterner rythmiquement chutes et ascensions du haut du corps, afin d’imaginer une équivalence corporelle à la partition fantomatique de Sciarrino.

Cette quête étonnante, que je perçois comme un glissement du primitivisme vers l’abstraction, m’apparaît par ailleurs comme un geste que j’oserais appeler « épiphanique », qui signale peut-être que Rosas pourrait bien s’éloigner un jour, de façon temporaire ou définitive, de son impeccable sanctuaire formaliste. S’agit-il simplement d’une expérience pour l’expérience, ou d’un tournant significatif dans la pratique chorégraphique de De Keersmaeker ? — les prochains projets nous le délivreront la réponse. Mais celui qui fut présenté en janvier 2020 à BOZAR nous en offrait déjà des indices : bien que le primitivisme comme tel ne transparaisse pas de façon explicite, spectaculaire, dans la traduction dansée de l’œuvre de Brancusi, la chorégraphie par De Keersmaeker de l’univers sculptural se nourrit toujours subtilement d’une tension entre matérialité physique et caractère éthéré — cette tension, propre à l’esthétique brancusienne, se donnant comme désir de « défier la gravité » (et telle est la clé, pour la chorégraphe, d’une véritable métaphysique de la danse).

Posons à présent la question du temps. Quoique la captivante technique du contrepoint à l’œuvre dans Work/Travail/Arbeid ait permis aux visiteurs de musée de transformer leur regard, on peut soutenir que l’accès particulier à la danse ainsi offert au spectacteur, par le biais d’une observation répétée, s’inscrivait encore dans la logique d’une rétrospective – autrement dit, dans la manière dominante d’exposer les arts du spectacle dans un musée.[2] The Dark Red Research Project présente en contraste une structure ouverte et se positionne comme « processus de travail » plutôt que comme rétrospective. En tant que telle, Work/Travail/Arbeid se situait dans un schéma téléologique, traitant le temps comme une progression linéaire – avec la succession ordinaire des catégories « passé », « présent » et « futur », qui se conditionnent l’une l’autre selon une chronologie imaginaire : d’abord le spectacle Vortex Temporum, ensuite le projet muséal Work/Travail/Arbeid.[3] The Dark Red Research Project, au contraire, extrait le musée de ses habituelles fonctions de collection et d’archivage, traversées d’idéologies et de structures de pouvoir. Cela redéfinit la fonction du musée, et élargit le cadre d’un espace si chargé historiquement et politiquement, afin d’y accueillir une pratique politique du devenir.

Jouant avec la perception historique de l’art qui sous-tend l’espace muséal, The Dark Red Research Project adopte le processus de travail comme un mode de discours, et invite l’observateur à une libre asociation de ce qu’il voit aux préoccupations récurrentes de la chorégraphe: la chorégraphie comme défi à la gravité ; la connexion entre respiration, mouvements du corps et signification sociale ; et certaines formes géométriques telles que la spirale, le cercle, le pentagramme et le dodécaèdre. La « chorégraphie » du Dark Red Research Project se soustrait au dispositif historique de l’art qui « construit ses conditions d’intelligibilité selon une détermination théorique spécifique », en particulier celle que suggérerait une chronologie imaginaire. Le spectateur peut ainsi l’appréhender de façon non déterministe.[4] Au sein de ce mode d’implication du spectateur, The Dark Red Research Project s’interroge sur ce que pourrait être un musée plus critique, et une nouvelle « danse » dans un autre « musée ».

Considérons à présent le potentiel politique d’une telle chorégraphie. Dans la mesure où l’on assigne presque automatiquement les arts vivants aux registres du spectacle et du divertissement, on comprend la hâte de certains critiques à expliquer la forte popularité des « expositions de danse » en galerie, par la motivation triviale du musée à attirer plus de monde et augmenter ses profits. Bouclant la boucle, concluant là où nous avions commencé, l’insistance avec laquelle De Keersmaeker clame que The Dark Red Research Project ne doit en aucun cas être perçu comme spectacle, témoigne de son malicieux désir de troubler la limite entre art de la scène et performance[5]. Alors qu’un spectacle  s’appuie sur l’écriture d’une partition, dictant de manière reproductible la manière dont doit bouger un corps qualifié, la performance vise à faire advenir un événement singulier via le corps dé-qualifié d’un public contingent.[6] Insistant sur la potentialité politique de l’art chorégraphique, De Keersmaeker en a rappelé l’étymologie à son public dans le courrier accompagnant The Dark Red Research Project  : le choréo-graphique, c’est un chœur et de l’écriture. Dans la culture antique, le chœur n’est pas seulement spectateur de la tragédie, il en est aussi « un commentateur, quelqu’un qui juge depuis une position tierce et objective les démêlés des protagonistes. Le chœur a donc une fonction profondément critique : il parvient à voir à travers les illusions des grands héros. »[7]

De Keersmaeker, en défenseuse de la pertinence de la chorégraphie dans la vie sociale contemporaine, explore le potentiel politique de la « performance » (au sens des arts visuels), laquelle s’épanouit dans une stratégie participative. La dernière session au M KHA a attesté l’impressionnante médiation de la chorégraphe entre corps qualifié et corps dé-qualifié — tension qui détermine la limite entre « spectacle » et « performance » — en connectant l’un à l’autre chacun des corps présents, indépendamment de leur niveau de technicité, à la faveur d’une danse collective basée sur le souffle. En un geste où se combinaient une chorégraphie des souffles et les « sons-fantômes » de Salvatore Sciarrino, cette session de clôture exaltait la respiration comme qualité commune, partagée entre tous, spectateurs-performeurs et danseurs — parmi lesquels De Keersmaeker elle-même. Soit deux longues rangées de corps disposées face à face ; des mains qui se lèvent et s’abaissent, au gré des inspirations et expirations collectives, créant l’image d’une sculpture humaine, sorte de gigantesque mille-pattes en mouvement... Ce climax n’a pu survenir qu ’en transposant le potentiel politique d’un spectacle traditionnel à un nouveau mode de partage du commun : danser comme on respire. C’est en de tels moments que la chorégraphie de De Keersmaeker touche au plus près du politique : lorsqu’il s’agit d’inventer, littéralement, « comment organiser une multitude ».[8]

Rathsaran Sireekan

[1] Il était interdit de photographier et de filmer, au contraire des récentes tendances muséales, où ces restrictions sont levées. Un membre de l’équipe du Singel patrouillait, et stoppait la moindre tentative.

[2] Plutôt que d’offrir une seule position d’observation frontale, la spirale de Work/Travail/Arbeid permet au spectateur d’observer le travail selon de multiples perspectives. De Keersmaeker le souligne : « On n’est pas dans une relation fixe entre le spectateur et le danseur. » Anne Teresa De Keersmaeker : Work/Travail/Arbeid, Museum of Modern Art, New York, 2017, https://www.moma.org/calendar/exhibitions/1626.

À propos de la vision répétée, voir Claire Bishop, « Anne Teresa De Keersmaeker », Artforum, été 2015, https://www.artforum.com/print/201506/anne-teresa-de-keersmaeker-52254.

À propos de la logique de la rétrospective, voir Eylül Fidan Akıncı, « Dance Exhibition as Retrospective, as Pilgrimage : A Review of Work/Travail/Arbeid », The Advocate, 7 mai 2017, https://gcadvocate.com/2017/05/07/dance-exhibition-retrospective-pilgrimage-review-worktravailarbeid/.

À propos de la présentation des arts du spectacle au musée, voir Claire Bishop, « Black Box, White Cube, Gray Zone : Dance Exhibitions and Audience Attention », TDR : The Drama Review 62, n° 2 (2018) : 26.

[3] Okwui Enwezor, « Foreword », in Hanne Darboven. Enlightenment – Time Histories. A Retrospective (Munich : Stiftung Haus der Kunst München et Prestel Verlag, 2015), 13.

[4] Cristian Nae, « Retrospective Exhibitions and Identity Politics: The Capitalization of Criticality in Curatorial Accounts of Eastern European Art after 1989 », document présenté au colloque « Art History on the Disciplinary Map in East-Central Europe » organisé par le Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts, à la Moravian Gallery, Brno, République tchèque, 18-19 novembre 2010, p. 3-4.

[5] « [...] between performing arts and performance art ».

[6] Bishop, « Black Box, White Cube, Gray Zone », 24-25.

[7] Anne Teresa De Keersmaeker, « A Letter to Dance », 4 mai 2019, rosas.be, https://www.rosas.be/en/news/737-a-letter-to-dance-by-anne-teresa-de-keersmaeker.

[8] De Keersmaeker, « A Letter to Dance ».