Variations Goldberg, Poursuivre le dialogue intérieur

Publié le 04.12.2020, 17:41

Un texte par Gilles Amalvi
 

1. Back to Bach

Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten (2017), The six Brandenburg Concertos (2018), The Goldberg Variations, BWV 988 (2020) : trois pièces composées à la suite sur trois partitions de Johann Sebastian Bach. Qu’est-ce qui pousse Anne Teresa De Keersmaeker à creuser, encore et encore, le sillon de cette œuvre musicale unique, qui l’accompagne depuis le début ? Quelle écriture secrète déchiffre-t-elle dans les volutes de ces canons, les spirales de ces fugues : qu’est-ce qui insiste ? Au-delà des structures mathématiques, de la construction des phrases – leurs décalages, leurs échos, leurs jeux de miroir et leurs inversions – qu’est-ce qui unit si intimement le contrepoint de Bach à sa pensée chorégraphique ?

On pourrait répondre à cette question de manière générale, en analysant les correspondances entre le contrepoint et les structures de composition basées sur le nombre d’or que Anne Teresa De Keersmaeker a fait siennes depuis Fase ; elle l’a d’ailleurs explicité elle-même lors d’une conférence au Collège de France, « Chorégraphier Bach : incarner une abstraction ». Mais en se penchant sur chaque pièce composée à partir de Bach (depuis Toccata en 1993 jusqu’aux Concertos Brandebourgeois), on se rend compte que chacune répond à des coordonnées singulières – comme un nœud venant enserrer une question précise. La musique de Bach semble offrir à Anne Teresa De Keersmaeker une matière dialogique : un dialogue ininterrompu, une adresse à laquelle elle revient chaque fois qu’un problème (formel ou existentiel) demande résolution. La danse pose à la musique des questions – sur le temps, la structure, le rythme – auxquelles chaque œuvre de Bach apporte une réponse – toujours la même, toujours différente. Et la musique en retour pose des questions auxquelles la danse tente de répondre – posant des jalons, marquant des points de repères. Ainsi, Partita 2 venait mettre à l’épreuve l’énoncé « my walking is my dancing ». Les Suites pour violoncelle, une manière de faire constellation d’une solitude, de redistribuer une part d’héritage à ses danseurs en dansant avec (et au milieu) d’eux. Les concertos Brandebourgeois – musique présente dans le studio pendant l’élaboration de Fase – comme une réponse tardive à l’épure des Early works.

A quelles questions, à quelles coordonnées singulières correspond le choix de retourner encore une fois à Bach, cette fois en prenant appui sur une de ses œuvres les plus célèbres, les Variations Goldberg – partition pour piano solo remise à l’honneur par Glenn Gould en 1955 ? La première raison touche au désir de revenir à la forme du solo. Partita 2, Bach6Cellosuiten et les Variations Goldberg reposent sur une partition pour instrument solo, mais Partita 2 a pris la forme d’un duo avec Boris Charmatz, tandis que dans Bach6Cellosuiten, chaque suite était interprétée par un danseur différent (à l’exception de la 6e, dansée à l’unisson). Les Variations Goldberg revient donc à la formule élémentaire du solo : un instrument, une danseuse. Cependant, il ne s’agit pas de n’importe quel solo. Après avoir pris la décision d’arrêter de danser son premier solo, Violin Phase (la seule de ses œuvres primitives qu’elle dansait encore), Anne Teresa De Keersmaeker a pensé, conçu et écrit cette pièce comme un dernier solo : une dernière pièce portée, composée et interprétée par son propre corps. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une pièce d’adieu – d’une pièce qui acte la fin de quelque chose.

Ajoutons que cette pièce vient peu de temps après Mitten wir im Leben sind, dont le titre posait explicitement la question du milieu (de l’œuvre, de la vie), et donc, de ce qui vient après : comment est-ce qu’on continue après avoir franchi cette frontière symbolique ? Peut-on dire qu’après le milieu, c’est le début de la fin ? Mais si le début est un moment clairement défini de l’œuvre, la fin, elle, ne peut que se préparer, se projeter, jamais s’effectuer. Jusqu’à ce qu’elle advienne réellement, la fin n’est qu’un horizon, une limite sans cesse différée. On peut ainsi voir dans les Variations Goldberg un chiffrement et un déchiffrement de cette limite : une manière de la parcourir en l’inventant, de l’explorer, de l’arpenter – comme on tracerait un cercle dans le sable, tout en l’effaçant par ses pas (comme dans Violin Phase) ; les variations Goldberg exposent la tension motrice qui parcourt toute l’œuvre de Anne Teresa De Keersmaeker : entre l’abstraction d’une écriture (hors du temps) et son incarnation (nécessairement éphémère). Un jeu avec l’infini (symbolisé par la spirale, qui toujours fait retour sur elle-même) et  la finitude ; une pièce nouant entre elles l’infinité de l’œuvre – toujours ouverte à la mémoire, aux recréations, aux interprétations – et la finitude du corps mortel.

Le choix des Variations Goldberg parmi les nombreuses partitions appartenant à la fin de l’œuvre de Bach (parmi lesquelles L’Offrande musicale ou l’Art de la fugue) – c’est à dire d’une des partitions les plus joueuses de Bach, offrant une palette formelle étalée au fil de 30 variations, parcourant toute la gamme des affects – pose une affirmation claire : il ne s’agit en aucun cas d’acter cette fin du côté de la mélancolie, du pathos crépusculaire, mais de le faire du côté de l’invention, du jeu, de la réinvention de soi. C’est également faire le choix d’une œuvre qui a fasciné de nombreux chorégraphes – de Balanchine à Steve Paxton – et dont le rapport au mouvement semble infiniment malléable, de par la variété et la complexité des structures et des rythmes qu’elle déploie. Une œuvre enfin dont les tempos, les cadences appellent une dépense d’énergie à priori contraire à ce qu’on attendrait d’une œuvre de « vieillesse ». A rebours d’une œuvre sage, Anne Teresa De Keersmaeker a fait le choix d’une œuvre folle, agitée, débordante, espiègle, touchant autant à l’enfance qu’à la mort, parcourant – de l’aria du début à sa reprise à la fin – le trajet de l’aurore au crépuscule.

Ce trajet, cependant, n’emprunte pas une ligne droite mais une ligne buissonnière, pleine de détours et de chemins de traverse. C’est un solo, oui, une forme solitaire, mais tramée d’échos, habitée de présences amicales. En compagnie du jeune pianiste Pavel Kolesnikov, assistée par Diane Madden, qui fut l’assistante de Trisha Brown, et du pianiste Alain Franco, compagnon de route depuis Zeitung, Anne Teresa De Keersmaeker signe avec les Variations Goldberg une œuvre simultanément rétrospective et projective ; traversant l’histoire de la danse, revisitant son propre vocabulaire, elle convoque des figures qui semblent affluer de partout – du cinéma, du ballet, de la danse populaire. Un solo peuplé – en dialogue avec une multitude de présences, où sa silhouette semble se parler à elle-même, s’interpeller, se contredire par le biais d’un geste, d’un doigt levé, d’une pirouette – matérialisant le dialogue intérieur entre son corps passé, présent et futur.
 

2. Enfance de l’art

Dans le train qui me ramène de Bruxelles après l’avant-première des Variations Goldberg, je réfléchis à cette notion de dialogue intérieur, à ce qu’elle implique dans le champ chorégraphique : à la manière dont un corps peut être plusieurs, mettre en relation différents états, relier différents moments du temps. Dans les Variations Goldberg, cette solitude peuplée, traversée d’élans contradictoires, est accentuée par la présence du répertoire de Rosas – donnant à l’ensemble un sentiment de familiarité diffuse. Tel mouvement du bras ne provient-il pas de Rosas danst Rosas ? Tel déhanché de Achterland ? Telle spirale de Drumming ? En discutant avec une ancienne danseuse de Rosas, Johanne Saunier, croisée après la représentation, je me rends compte qu’il ne s’agit pas seulement de réminiscences, de citations ponctuelles, mais que la pièce toute entière est ainsi hantée par des fragments de pièces passées – transformée de l’intérieur par un remous temporel où s’agitent des détails microscopiques aussi bien que des cellules gestuelles entières. Comment le corps de Anne Teresa De Keersmaeker met-il en tension les différentes strates qui constituent son œuvre ? Comment dialoguent ces matériaux disparates – et que (se) disent-ils ? Fonctionnent-ils comme des citations, des clins d’œil, des résurgences, des spectres – s’agit-il d’autre chose ? Ce dernier solo est-il un « solo-bilan », ou cherche-t-il à défricher une autre manière de déployer, de donner à lire cet ensemble qu’on nomme « œuvre » ?

Dans le train, je lis Enfance, ce livre où Nathalie Sarraute raconte des fragments de son enfance vécue entre la France et la Russie. Comme l’explique Gilles Deleuze dans son Abécédaire, il ne s’agit pas pour elle de raconter son enfance, la multitude de souvenirs qui constituent sa vie, mais bien de formuler une enfance, avec ses trous, ses zones d’ombre : d’agencer entre eux des blocs d’enfance. Pour défaire le caractère personnel du recueil d’anecdotes, Nathalie Sarraute invente un dispositif dialogique visant à déconstruire l’effet de vérité du souvenir – d’ordinaire figé dans ses images, ses interprétations univoques. Dans Enfance, deux voix parlent entre elles, commentent, se contredisent – exposant la fragilité de la trame mémorielle sur laquelle repose tout sujet ; deux voix qui ne cessent de déplacer le point de vue sur ces morceaux de mémoire arrachés à l’oubli. Quelque chose me frappe soudain : une analogie entre le dialogue de Nathalie Sarraute avec elle-même, et le dialogue que je pressens – sans arriver précisément à le localiser – entre le corps de Anne Teresa De Keersmaeker et cette autre part d’elle-même qu’est le territoire de son œuvre. Un dialogue qui lui aussi déplace, transforme, met en correspondance différents moments du temps.

Il se glisse peut-être, ce dialogue, ce jeu – qui empêche les Variations Goldberg d’être un catalogue de gestes, un recueil de citations – dans ce que Nathalie Sarraute nomme tropismes : ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; qui sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons ». Dans les Variations Goldberg, c’est un ensemble de glissements, d’inflexions, matérialisant ces infimes mouvements de la conscience, qui affleurent à la surface de la danse : des signes discrets, où Anne Teresa De Keersmaeker se parle à elle-même, s’arrête face au public, le regarde ; où sa voix se fait entendre – murmure ou ponctuation – à la manière de Glenn Gould chantonnant tout en jouant ; où un geste de la main semble contredire ou commenter le précédent, le suspendre. Difficile de décrire la prolifération de ces signes, souvent drôles, qui coupent, tranchent ou rattachent entre elles des séquences de mouvements – justement en ce qu’ils sont des signes intermédiaires, fluides, insaisissables – cristallisant tout ce qui la traverse tandis qu’elle parcourt sa partition ; écriture fantôme, à fleur de peau, commentaire sans parole qui révèle les correspondances souterraines, rend visible ce dialogue intérieur ; signes qui vacillent et font vaciller la certitude de ce corps présent devant nous : où est-il, quel âge a-t-il, comment se repère-t-il dans le temps et dans l’espace ?

La dramaturgie des Variations Goldberg, qui adopte la structure en deux parties de la partition de Bach, ne cesse de brouiller les repères, appuyée par les transformations de la lumière et des costumes qui la font paraître tour à tour jeune ou vieille, adolescente ou enfantine, funèbre ou alanguie. Comme dans Enfance, où les liens entre les souvenirs déjouent tout principe de développement ou de causalité, préférant suivre une logique secrète faite de coupures et de sauts dans l’inconscient, Anne Teresa De Keersmaeker ne laisse jamais proliférer ce qu'une séquence pourrait porter de sens, de pathos ou d'expressivité. Exprimant plusieurs affects simultanément, sautant de l’un à l’autre, à contre-courant de la musique ou à l’unisson de son rythme, son corps semble régler la distance avec elle-même. Dans cette tentative de mise au point entre ce qu’un corps exprime au présent et la mémoire qu’il transporte, le piano sert de repère ; manœuvré par le corps frêle de Pavel Kolesnikov au jeu plein de nuances, ou par la silhouette massive de Alain Franco, imprimant sa marque sur les cadences de Bach, le piano joue le rôle de balise, de port d’attache ; légèrement en retrait, il déroule une tapisserie de notes qui reconfigurent l’espace, ralentissent ou fluidifient le temps ; une carte évolutive, dont les coordonnées se modifient à chaque nouvelle variation, sur laquelle elle saute, court, marche, cherche son chemin, s’éloignant ou s’approchant de l’immense corps noir.

Si on peut suivre un fil tout au long de cette déambulation, qui traverse les strates géologiques de son œuvre, il serait de l’ordre de la mélodie dans les variations de Bach : toujours présente mais parfois camouflée, fantomatique, s’effaçant pour resurgir brusquement, s’éloignant pour réapparaître furtivement. Les Variations Goldberg exposent ainsi l’œuvre comme labyrinthe et terrain de jeu : à la manière du Petit Poucet, Anne Teresa De Keersmaeker dispose des cailloux comme des repères, efface le chemin qu’elle vient de créer pour mieux réinventer des trajets alternatifs. Son dialogue intérieur manifeste les hésitations, les bifurcations, les embranchements entre telle ou telle couche – abstraite, sensuelle, lyrique, dramatique, comique – correspondant à différentes moments ou styles de son travail chorégraphique. Dans ce labyrinthe, son corps devient un nœud, un interstice par où circulent et transitent différents vécus de danse, comme autant de récits exposant ce qui fait tenir ensemble cette architecture en mouvement. Ce « dernier solo » n’est pas une manière de se réapproprier le vocabulaire qu’elle a créé et que tant d’interprètes ont dansé, mais plutôt de se fondre dans son œuvre, de faire corps avec elle une dernière fois – autant de fois que possible – jusqu’à s’y effacer…