Une conversation avec Anne Teresa De Keersmaeker au sujet d'Achterland

Publié le 23.02.2018, 17:14

Rosas a multiplié les reprises de son répertoire, ces dernières années : Fase et Rosas danst Rosas, pour le travail du début des années 1980 ; Rain et Drumming, créées à la jointure du siècle ; et les plus récents A Love Supreme et Zeitung. Avec Achterland, s’agit-il enfin de relire le répertoire des années 1990 ?

Anne Teresa De Keersmaeker: au fond, tous les spectacles ne se prêtent pas à une transmission, une ré-appropriation par une nouvelle génération de danseurs. Certaines performances ont été taillées sur mesure pour les danseurs de l’époque, pour leur présence singulière, leur technique propre, et il est impossible d’en extraire une « écriture » indépendante des personnalités alors en jeu. C’est le cas de Stella, par exemple, le spectacle qui précédait Achterland, totalement fondé sur les personnalités des cinq femmes de la distribution originale. Ce type d’œuvres, il vaut mieux ne même pas songer à les  « transposer »…

Achterland utilise néanmoins une partie du matériel de Stella

C’est vrai, mais l’intention était toute différente. Achterland était animé par un triple défi : en premier lieu, retour à une écriture proprement chorégraphique ; Verkommenes Ufer, Ottone Ottone et Stella touchaient de très près au théâtre, avec une forte présence de texte ou d’opéra, qui traçaient des lignes narratives. Après ces expériences, je voulais revenir à un authentique langage dansé, entretenant un étroit rapport avec la musique. Le deuxième défi consistait à travailler sur de la musique live – comme nous l’avions déjà fait avec  Bartók/Mikrokosmos, où avait germé l’idée du « concert de danse » ; il fallait donc penser le spectacle en tenant compte de la présence scénique des musiciens. Le troisième défi, neuf et stimulant pour moi,  consistait à penser un matériel cinétique destiné aux hommes.

Votre travail « réclamait » peut-être ce nouveau type de matériel.   

Il y avait un précédent : le duo de Johanne Saunier et Jean Luc Ducourt dans Mikrokosmos, où j’avais expérimenté pour la première fois l’élaboration d’un vocabulaire « autre » — je veux dire, d’un vocabulaire qui ne provienne pas directement de mon corps propre. Mais Achterland poursuit plutôt le travail au sol de Rosas danst Rosas, transposé pour les hommes dans une approche plus dynamique. On y trouve aussi en germe l’écriture que je développerai plus tard avec  Die Grosse Fuge[1] de Beethoven.

Vous avez donc pensé un spectacle nourri par deux écritures parallèles ou entrelacées : l’une pour les femmes, l’autre pour les hommes …

Oui. Le principe de départ est tout simple : aux femmes sont assignées les Etudes pour piano de Ligeti, et aux hommes les Sonates pour violon seul d’Ysaÿe. Et même si hommes et femmes se trouvent réunis sur le plateau dans la troisième partie, les répétitions se sont déroulées en pratique dans une atmosphère de séparation, avec deux studios distincts. Le dénominateur commun le plus visible, qui relie les deux matériaux, est le travail au sol : tomber, rouler, se relever — tout un vocabulaire qui était apparu dans Rosas danst Rosas puis avait disparu de nos créations. Par ailleurs, le vocabulaire féminin emprunté à Stella était étroitement lié aux capacités des danseuses de l’époque. Johanne Saunier et Nathalie Million, par exemple, faisaient preuve d’une diabolique agilité dans l’approche technique du travail au sol. Les hommes n’étaient d’ailleurs pas en reste : Vincent Dunoyer venait de chez Wim Vandekeybus où il avait développé, lui aussi, de hautes capacités techniques. Les spécificités des danseurs, bien évidemment, sont toujours de précieuses ressources dans l’élaboration d’un nouveau matériel.

Le fil conducteur de l’écriture, ici, c’est la partition musicale…

En effet. Les Etudes pour piano de Ligeti sont terriblement virtuoses, avec une organisation interne influencée par la géométrie fractale et « l’ensemble de Mandelbrot ». Par ailleurs, curieusement, c’est une musique qui peut s’orner de couleurs tout à fait romantiques, évoquant parfois Chopin. La musique d’Ysaÿe convoque pareillement une grande virtuosité instrumentale, avec un goût immodéré pour les tempos élevés. Trouver une réponse chorégraphique à cette musique était une véritable gageure. Dans l’élaboration du vocabulaire, nous nous achoppions fréquemment aux limites de la vitesse de mouvement, ou aux limites de la perception lors du maniement de ces tempos d’enfer. Nous devions trouver de nouvelles solutions pour traduire dans le corps les notions de rapidité, de simultanéité, et cette qualité particulière aux figures fractales. Nous avons par exemple conçu du vocabulaire en isolant certaines zones spécifiques du corps, cela nous a beaucoup aidés. Ainsi les rapides mouvements de hanches de Vincent Dunoyer, d’abord exposés à vitesse plus lente par Nathalie Million, sont-ils au départ une réponse purement technique aux traits rapides du violon dans le finale de la quatrième Sonate.

Comme vous le disiez un peu plus tôt, les musiciens sont ici intégrés à la scénographie d’ensemble. C’est le triomphe du lien musique-danse !

Dans Bartók et Mikrokosmos, j’avais déjà demandé aux musiciens d’occuper le plateau avec les danseurs, et c’était le fruit d’un long tâtonnement. Achterland était le premier spectacle de Rosas créé à la Monnaie : il était clair que la musique live y prendrait cette fois une importance toute particulière. Ce fut le déclenchement d’une longue aventure où la co-présence des danseurs et des musiciens a totalement transformé l’éclairage sur la musique, ses interactions avec la danse, les effets de complémentation réciproques. À cet égard, Achterland a amorcé une trajectoire qui est encore loin de toucher à sa fin.

Floor Keersmaekers

[1] Dansée par un groupe de huit hommes.