Bach en mouvement : Les six Concertos brandebourgeois

Publié le 28.08.2018, 12:15

Danser la musique de Johann Sebastian Bach, à première vue, ne va pas vraiment de soi : contrairement à un Telemann ou un Rameau, Bach n’a jamais composé de musique de ballet ; et même ses formes instrumentales – comme les suites pour orchestre ou pour clavecin, avec leurs « Allemandes » ou leurs « Gavottes » – n’ont jamais été explicitement destinées à la danse.

Mais rien ne nous empêche d’élargir notre focale. La musique de Bach, en effet, bénéficie depuis longtemps d’une dynamique toute particulière : en 1829, soit cent ans après la création de la Passion selon saint Matthieu, Felix Mendelsohnn ressuscitait l’œuvre en grande pompe ; par ce geste, il insufflait à l’art de Bach un élan inouï, dont l’énergie ne s’est jamais dissipée jusqu’à ce jour. Depuis près de deux cents ans, cette fascination ininterrompue a pris tant de formes que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper qu’à chaque minute, à chaque seconde dans le monde, sonne ici ou là une œuvre de Johann Sebastian Bach.

La musique du cantor de Saint-Thomas semble habitée d’une puissance si particulière que, trois siècles après avoir été écrite, elle parle toujours à l’homme d’aujourd’hui comme à un strict contemporain. L’universalité de Bach repousse tant de frontières qu’elle peut même se permettre d’encaisser sans broncher, et somme toute sans dommage majeur, toutes sortes d’expériences assez peu « authentiques » : Bach à l’accordéon (très bien !), Bach au synthétiseur (pourquoi pas ?), Bach arrangé par les Swingle Singers (je vous en prie…). Quoi qu’on en fasse, pourvu qu’on y mette un peu de respect et d’amour, la musique de Bach triomphe et sort grandie de l’opération.

Tout bien pesé, et même si le compositeur ne propose aucun indice allant dans ce sens, danser Bach est finalement très pertinent ! Cela va tout à fait de soi ! Pour mieux nous expliquer sur ce point, il convient d’abord de situer Bach avec précision dans l’histoire de la musique. Il a vécu en effet à un moment très singulier, à l’intersection de deux courbes historiques occupant chacune plusieurs siècles.

En premier lieu, la musique de Bach renvoie à une tradition enracinée dans un riche et long passé: celui du « stile antico » (comme diront après-coup les musiciens de l’âge baroque), né au XIIIe siècle avec la lente émergence des premières formes de polyphonie. Partant du canon élémentaire, l’art polyphonique s’épanouit notamment sous l’action des célèbres écoles franco-flamandes (Roland de Lassus, Josquin des Prés) jusqu’à devenir une discipline flamboyante, caractérisée par l’égale importance de toutes les voix mises en jeu. Cette écriture, toujours plus raffinée, semble converger vers l’art de Bach : les efforts de plusieurs siècles trouvent avec lui leur plus parfaite synthèse. Mais ce point d’aboutissement est aussi point d’arrêt : arrivé à ce stade, le stile antico semble avoir saturé tout son potentiel.

La musique de cette longue période historique est fortement tournée vers Dieu. Elle ne témoigne que d’un seul objectif : refléter impersonnellement l’ordre cosmique, les lois de la Création, et faire jouer des proportions claires et limpides, adéquates à la représentation du monde alors en usage – tous les phénomènes se déployant sur un plan de cohérence. Les conceptions pythagoriciennes sont alors dominantes : avec l’arithmétique et la cosmologie (astronomie, astrologie), la musique appartient aux sciences les plus nobles. Ce nouage musique/nombre/cosmos demeure compréhensible jusqu’à l’époque baroque : Johann Sebastian Bach a encore un pied dans le monde ancien.

Mais en second lieu, la musique de Bach est aussi fille de son temps ; et dès le début du XVIIe siècle, une toute autre forme d’expression musicale était apparue en Italie. Avec ce nouveau style, c’est la voix supérieure qui domine le tissu musical en conduisant la mélodie, tandis que les autres voix s’organisent verticalement pour accompagner harmoniquement cette ligne principale. La mélodie peut et doit être fortement expressive, tandis que les voix d’accompagnement se contentent de la soutenir (c’est le principe dit de la « basse continue » ). Les opéras de Claudio Monteverdi sont une première manifestation de ce « stile nuovo ».

La musique se voit confier alors une tout autre fonction. Pris dans la dynamique d’une complète refonte de la représentation du monde, le style nouveau déplace l’accent de Dieu vers l’Homme. La musique ne sert plus à figurer par les sons les divines proportions de la Création (l’Harmonie des Sphères), mais se voit pourvue d’une visée purement terrestre : plaire à l’homme, ébranler ses sens, susciter ses passions… Bref, mettre l’homme « en mouvement ». La musique s’affirme comme un langage à dimension humaine.

C’est la discipline rhétorique, l’Ars Retorica de l’Antiquité latine et grecque, qui prend alors les rênes de la nouvelle sensibilité musicale. L’acte de composition musicale se voit assimilé à une démonstration oratoire ou à une narration, dotée d’un contenu structurel et émotionnel par lequel il s’agit d’abord de convaincre. Au fil du temps s’instaure ainsi une logique musicale ordonnée selon tous les préceptes de l’Ars Retorica, tant en termes de structuration du récit que de l’usage des figures de style, nécessaires à l’amplification des effets qui visent à toucher l’auditeur. Les différents éléments de la grammaire musicale (tonalité, intervalles, rythmes, motifs, harmonie, tempo, etc.) se chargent de significations émotionnelles propres, permettant au compositeur puis à l’interprète de convoquer les sentiments les plus variés, qu’il s’agisse d’affects négatifs comme le chagrin, la peur, la violence, le doute et la mélancolie, ou des affects positifs de joie, d’extase, d’assurance, de paix et d’harmonie.

Nous l’avons dit, Bach est précisément situé à la croisée de ces deux courants. Il a véritablement bâti des ponts entre les deux styles et en a effectué une géniale synthèse. Il maîtrisait non seulement toutes les règles du style ancien, mais maniait aussi avec brio la nouvelle rhétorique musicale et l’« invenire » (invention) de techniques musicales inusitées, propres à mettre à jour toutes les modulations du sentiment.

L’Ars Retorica latin se soucie de la mise en œuvre du discours par l’orateur : l’art de dire est déterminant pour transmettre le contenu de la démonstration avec le maximum de puissance suggestive. Cela concerne d’abord certains paramètres techniques tels que le débit du discours, son articulation, son intonation, le placement des accents, l’aménagement des pauses et ainsi de suite, mais aussi, au-delà de ça, l’ardeur oratoire même du récitant, par quoi les affects finalement touchent et convainquent.

Il est enfin un dernier et crucial élément : la posture et le mouvement du corps, la physionomie et la gestique de l’orateur. Le mouvement de l’ensemble du corps constitue l’ultime rouage de la machinerie oratoire, qui permet au contenu d’aller frapper l’imagination de l’auditeur-spectateur. Dans le discours musical, cette dimension de l’art rhétorique est quelque peu atténuée dans la mesure où l’interprète, par la force des choses, a besoin de tout son corps (les bras, les doigts, les pieds, la bouche) pour maîtriser son instrument. On peut donc parfaitement soutenir que cette « expression corporelle », ultime parachèvement de l’art rhétorique, doit dans le champ musical être prise en charge par d’autres exécutants. Cette intrinsèque impuissance des interprètes à couronner la rhétorique de Bach par l’expression corporelle appellerait dès lors le concours d’autres artistes, de danseurs.

Il devient alors légitime d’adopter un point de vue singulier, mais pétri de culture classique, où le spectacle Six Concertos brandebourgeois ressuscite  la conjugaison ancienne de trois arts jadis étroitement liés – les trois arts de l’immatériel, ceux qui se déploient d’abord dans le temps : l’art de la parole, sa correspondance en musique, et son parachèvement dans l’expression du mouvement. Cette triple alliance ne démérite pas de l’esprit de Bach ; elle s’approche même de son noyau le plus vibrant : la logique et le fonctionnel au service du sensible.

Kees van Houten est né en 1940 à Helmond. De 1957 à 2008, il tient l’orgue historique Robustelly (1772) de l’église Saint-Lambert à Helmond. Il a signé avec Marinus Kasbergen les ouvrages Bach et le nombre ainsi que Bach, l’Art de la fugue et le nombre, en plus de quatorze livres sur la musique du même compositeur. Kees van Houten se produit en concert en tant qu’organiste aux Pays-Bas et ailleurs. Professeur d’orgue à la Hogeschool voor de Kunsten d’Utrecht de 1971 à 1992, il donne régulièrement des conférences, ateliers et classes de maître.