« I dance that I danced (and choreographed) »

Publié le 04.02.2021, 12:35

Rudi Laermans
 

1.

Variations Goldberg, BWV 988 : une aria, trente variations sur la ligne de basse de l’aria, et un da capo en guise de conclusion. Dans ces variations, Bach renvoie abondamment à diverses formes musicales de son temps, si bien que l’ensemble tient un peu de l’encyclopédie musicale. Le solo accompagné de musique live qu’Anne Teresa De Keersmaeker a réalisé sur les Variations Goldberg s’apparente lui aussi en partie à un lexique, celui de sa pratique chorégraphique. Elle cite régulièrement son précédent travail et l’actualise avec un corps de sexagénaire qui souligne la fugacité et la finitude d’une carrière artistique – cela de façon joyeuse et méticuleuse, avec une discipline dansante qui confère à plusieurs reprises au corps une telle souveraineté qu’il semble être hors du temps. C’est le point névralgique du spectacle : passé et présent s’entrecroisent dans un corps autonome qui, sans mélancolie ni sentimentalisme, embrasse obstinément un futur incertain.

            Mais je vais trop vite.

 

2.

À gauche, un piano, et à côté, sur le sol, une feuille dorée froissée en tas ; au mur droit de la scène, un grand cadre, occupé par une feuille argentée également chiffonnée. La première partie du spectacle se déroule dans la quasi-obscurité, puis un rectangle de lumière se déplace lentement de droite à gauche.

            Le spectacle commence sans musique. Vêtue d’une robe noire transparente – elle porte par la suite un tailleur pantalon en laine brun clair, puis, dans le mouvement final, un chemisier orange sur un short argenté –, De Keersmaeker exécute une série de mouvements disparates au point que l’ensemble paraît incohérent. Cela pourrait être : d’abord ouvrir une porte, ensuite ramasser un bout de papier, puis se retourner brusquement et enfin attraper son téléphone portable sur la table. Dans la vie quotidienne, la fonctionnalité des mouvements rend cet enchaînement logique ; mais en l’absence de contexte, on obtient une simple juxtaposition d’actions. « Movements seems out of joint », de sorte qu’ils renvoient sans cesse au médium du corps dansant : leur origine garantit une unité, bien qu’infime et insaisissable.

            La musique résonne un peu après : le pianiste joue l’aria. Les sons favorisent une conjonction des mouvements disjonctifs et les assemblent en une phrase stylisée. On retrouve là une caractéristique principale des chorégraphies de De Keersmaeker : de concert avec la respiration rythmée, la musique fait office de syntaxe reliant les actions isolées. Le mouvement devient danse par la musicalisation du corps.

 

3.

Interpréter une œuvre d’art est en fin de compte peine perdue : on ne peut y répondre que par une autre œuvre d’art. Cette remarque de Ludwig Wittgenstein pourrait être la devise de De Keersmaeker. Dans son travail, la musique mène en effet souvent la danse. La structure de la chorégraphie reflète par exemple celle de la musique en associant chaque instrument à un danseur en particulier. Soit la musique et la danse dialoguent selon le principe de l’unisson ou du contrepoint. Néanmoins, Variations Goldberg n’est pas rythmé par ce jeu de reflets.

            Les chorégraphies de De Keersmaeker ne sont jamais un commentaire, et encore moins une illustration de la musique utilisée. La relation généralement étroite entre écriture chorégraphique et partition musicale est une de lecture et de compréhension – de prise en charge physique des sons, de l’explicitation de leurs liens réciproques... Et aussi bien, par l’entendement et le sentir physique de la musique.

            Cela joue aussi sur le traitement de la musique dans Variations Goldberg. Mais la compréhension physique de la musique interprétée en live, son inclusion dans le corps, l’emporte sur des formes plus directes d’isomorphie entre chorégraphie et partition. Cette relation plus libre renforce la vérité d’une récente affirmation de De Keersmaeker : danser Bach, c’est incarner une abstraction.

 

4.

La chorégraphie des Variations Goldberg revient à l’improvisation. Dans le spectacle, on n’en remarque cependant presque rien. Par rapport à de précédents solos, on note en outre une théâtralité minimale et la quasi-absence de moments où De Keersmaeker semble douter de la façon dont elle doit poursuivre (comme si elle attendait une illumination). La danse y est précise et dénote un remarquable engagement envers la partition. Cela transparaît surtout dans l’évidente concentration, même dans les rares moments humoristiques. Le corps se focalise sur l’exécution de la chorégraphie : il « performe », dans tous les sens du terme. Dans Variations Goldberg, outre la musique, la chorégraphie est également « descendue » dans le corps.

            La signature originale de cette performance solo est sans doute étroitement liée à la présence d’un œil externe, celui de Diane Madden, partenaire artistique de De Keersmaeker durant le processus de création. Membre de la Trisha Brown Dance Company, Diane Madden a créé les rôles de plusieurs chorégraphies de Brown et été tout un temps son assistante personnelle et sa répétitrice. Au fil de la création de Variations Goldberg, Madden a été le double de la véritable chorégraphe : elle regardait et commentait.

            Le spectacle reprend des motifs de base connus de l’œuvre chorégraphique de De Keersmaeker. Spirale, cercle, nombre d’or... structurent le regard et doublent l’espace. Au sein de l’espace scénique, chaque mouvement recrée un espace dansé qui s’évanouit sans cesse selon un plan strictement établi. Un peu comme si la chorégraphie était une « an-architecture » incarnée, la conception d’un espace virtuel instable, en perpétuel changement, où la pratique architecturale régulière trouve son point de fuite utopique parce qu’« anarchique ».

 

5.

Le corps d’un danseur est imprégné de traces : c’est une archive vivante. Les mouvements maintenant exécutés actualisent une histoire complexe parce qu’ils sont intrinsèquement liés à une mémoire du corps stratifiée que le danseur ne peut jamais sonder, mais seulement exercer de façon sélective. Dans le corps de De Keersmaeker, la mémoire de la chorégraphe rencontre immanquablement des traces de la mémoire de la danseuse. Dans Variations Goldberg, ces deux mémoires fusionnent en un memento mori artistique. 

            La courte pause aménagée au milieu du spectacle concorde directement avec la partition musicale : elle survient avant la seizième variation, une ouverture à la française qui de facto sépare les trente variations en deux moitiés. Dans la première partie surtout, De Keersmaeker reprend des mouvements emblématiques de Fase, Rosas danst Rosas, Bartok/Mikrokosmos... Sautiller, balancer vers l’avant le bras poing fermé, d’un geste puissant et bref, se déhancher en chiffonnant sa robe, dénuder l’épaule... : tout y est. La mémoire corporelle consultée par De Keersmaeker active la mémoire visuelle de quiconque connaît un peu l’œuvre de Rosas. Devant Variations Goldberg, le spectateur d’âge mûr constate qu’il a vieilli avec l’artiste.

            Le vocabulaire de mouvements cité convoque un contexte chorégraphique absent auquel on ne peut s’empêcher de penser. Cela vaut aussi pour des gestes déjà vus : scruter de face, regarder incidemment le public, ou encore souffler dans la paume de main tendue comme pour faire s’envoler des peluches... Tout comme les souvenirs d’une mémoire humaine, ces traces émergent pêle-mêle d’un passé artistique, affranchies de leur enchâssement temporel réel au sein d’une carrière. Variations Goldberg montre le corps de la danseuse à la manière d’une archive désorganisé, un dépôt dans lequel le temps est figé en une série d’artefacts agencés arbitrairement. C’est d’ailleurs seulement dans cet état que le passé peut être cité : libéré du contexte historique original, il peut être inscrit dans une nouvelle constellation. Ce genre d’effet télescopique temporel est en porte-à-faux avec une pratique de répertoire qui veut être simplement fidèle à l’œuvre.

 

6.

Variations Goldberg associe matériel nouveau et matériel ancien : réemployer va de pair avec créer, ce qui d’une attitude écologique conséquente. Aucun discours sur un art durable n’est crédible s’il ne rompt pas avec l’impératif moderniste d’innovation et la croyance associée selon laquelle seule la logique de la césure artistique peut fournir un travail intéressant. En plus de proposer une rétrospective explicite, Variations Goldberg est un plaidoyer implicite en faveur d’une pratique artistique qui cède la place à l’art du recyclage. D’où, par exemple, un clin d’œil, après la pause, à Saturday Night Fever (qui ravive également le souvenir de pas de danse disco).

            Le matériel relativement nouveau remploie des mouvements quotidiens comme la marche, l’immobilité, la position allongée... On connaît cette appropriation du « corps prosaïque » dans les chorégraphies de Rosas. Ici, elle se produit de façon souvent plus explicite, les mouvements étant légèrement étirés dans le temps. Au cours du spectacle, ils marquent à plusieurs reprises une rupture, ou, plus précisément, un pli dans la chorégraphie : des arrêts temporaires dans lesquels le corps devient un simple éventail de possibilités.

            D’autres mouvements semblent avant tout dire « je danse – librement », suggérant, en lien avec les citations du vocabulaire antérieur, une maxime éthique qui relie de façon dialectique passé et présent : « On ne devient pas libre en niant son passé, mais en l’affirmant. »

 

7.

Associer la musique à un message tient de l’Hineininterpretierung ou projection. La musique est expressive, mais ne dit rien en particulier. Elle émeut et elle est fortement performative, mais sans que l’affect convoqué puisse être nommé. La sensation est trop vague – comme si, ainsi que le postule Nietzsche, la musique s’adressait à la capacité humaine de ressentir. C’est tout particulièrement vrai pour la musique de Bach, composée selon des lois mathématiques.

            La musique ne se situe pas dans le registre de l’indicible, mais de l’ineffable, selon Vladimir Jankélévitch : « La musique est le régime ambigu de l’espressivo qui n’exprime rien ». Et, avant cela : « La musique ne signifie rien, mais l’homme qui chante est le lieu de rencontre des significations. » Remplaçons « musique » par « danse » et « l’homme qui chante » par « le corps qui danse », et cet aphorisme pourrait être la devise de Variations Goldberg.

 

8.

Variations Goldberg existe en réalité dans deux versions, puisque Pavel Kolesnikov et Alain Franco, avec qui De Keersmaeker a déjà souvent collaboré, alternent au piano d’une représentation à l’autre. On peut ainsi entendre que le jeune Kolesnikov est un concertiste et qu’il joue surtout un répertoire romantique. Il interprète et personnalise : outre sa virtuosité, il joue avec un touché bien à lui. Son pianissimo, qui tend parfois au lyrisme, atténue le formalisme austère de la musique de Bach et lui donne pour ainsi dire une dimension intime subjective. À l’inverse, le jeu de Franco, très assertif, ne cherche pas à suggérer un sous-texte. Associé à une aisance qui trahit une grande familiarité avec la partition, cet objectivisme musical débouche sur une version parfois flamboyante. En forçant le trait, on a d’un côté « Je joue Bach » (Kolesnikov) et de l’autre, « C’est ça, Bach ! » (Franco).

            La différence d’exécution a un impact direct sur la physionomie de la danse. Kolesnikov enveloppe la danse avec prévenance. Il l’entoure de son jeu : sans jamais verser dans l’ornementation, les sons font partie de l’espace géométrique au sein duquel De Keersmaeker délimite son propre espace en dansant. Simultanément, le touché de Kolesnikov favorise à plusieurs reprises un mouvement musical tourné vers l’intérieur. Ce mouvement renforce parfois la tonalité de la danse, par exemple quand De Keersmaeker s’allonge ou s’immobilise. À d’autres moments, le jeu pianistique intériorisé contraste avec les mouvements issus du corps qui occupent, divisent ou marquent l’espace.

            Franco n’accompagne pas la danse, mais suit la partition (qu’il joue entièrement par cœur). La musique s’impose ainsi en partie à côté de la danse. Cette juxtaposition confirme non seulement l’autonomie des deux médias artistiques. Franco et De Keersmaeker empruntent chacun leur chemin, mais se rejoignent régulièrement dans un remarquable pas de deux : pas une seule rencontre ne semble planifiée, chaque croisement entre musique et danse paraît fortuit. De temps à autre, l’objectivisme de Franco prend tant d’ampleur que la musique devient indifférente à son environnement. La chorégraphie et son incarnation gagnent ainsi en souveraineté, tandis que l’interprétation plus personnelle de Kolesnikov affûte le regard que nous portons aux mouvements dansés et à leur potentielle éloquence subjective.

 

9.

Variations Goldberg montre une vie entrelacée à la danse : on est spectateur d’une biographie artistique qui continue à s’écrire en direct, « ici et maintenant ». À la différence de ce qui se passait dans de précédents solos, on y voit rarement l’ombre d’un « moi » plus ou moins joué ; durant tout le spectacle, c’est l’auteur qui domine – non pas l’artiste créatrice en tant qu’individu concret doué d’une identité propre, mais le sujet qui est justement créée par une idée chorégraphique ou d’un mouvement.

            Chaque idée ou mouvement a besoin d’un corps vivant pour exister et être vécu. De cette manière, une vie prend forme. Variations Goldberg traite de l’art (que ce soit la musique ou la danse) comme forme de vie : « La forme-de-vie est le point où travailler à une œuvre et travailler sur soi coïncident parfaitement. » (Giorgio Agamben).

Publication originale dans Etcetera le 09.07.2020