pars et reviens

Publié le 25.02.2021, 12:24

À propos des Variations Goldberg d’Anne Teresa De Keersmaeker
Bojana Cvejić

 

PAYS NATAL
Et personne ne sait.


Friedrich Hölderlin
(Heimat, troisième version)

 

L’espace est noir et dépouillé. Un jeune homme et une femme aux cheveux blancs entrent sur le plateau. Tandis que le jeune homme s’assied au piano et pose ses pieds nus sur les pédales, la femme entame une danse silencieuse. Ses mouvements tracent cinq directions différentes tandis qu’elle tourne autour de son axe ; poussée par une force tranquille, ouvrant le jeu toute en légèreté et en grâce, elle semble se laisser agir par la danse plutôt qu’elle ne la produit. Dans la pénombre, les reflets chatoyants d’un écran de métal froissé caressent sa chevelure argentée. Quand sonnent les premières notes de l’aria des Variations Goldberg, mes oreilles et mes yeux vont peu à peu approvoiser un dispositif sensoriel raffiné et délicat. Glenn Gould avait raison de dire que le public, lorsqu’il est invité à l’interprétation d’une œuvre canonique du répertoire, doit être surpris « au point que, dès la première note, il soit conscient qu’il va se passer quelque chose de différent ». À rebours de mes attentes, précisément façonnées par le célèbre enregistrement de Gould, mais autant par ma connaissance du travail d’Anne Teresa De Keersmaeker, j’entame un parcours émaillé de découvertes minuscules et intimes. Je veux parler du solo qu’Anne Teresa De Keersmaeker a composé sur les Variations Goldberg BWV 988, interprétées en direct et en alternance par les pianistes Pavel Kolesnikov et Alain Franco.

Il n’y a rien de surprenant dans le choix musical de De Keersmaeker : il ne s’agit de rien moins que sa sixième rencontre avec Jean-Sébastien Bach, dont les trois plus récentes s’emparaient respectivement de la Partita N°2 pour violon (Partita 2 avec Boris Charmatz, en 2012), des Suites pour violoncelle (Mitten, 2017) et des Concertos brandebourgeois (2018). Ce qui est inhabituel, c’est le choix du solo. « J’aime danser : c’est ma façon d’être au monde », affirmait la chorégraphe, dont l’œuvre compte de nombreuses chorégraphies de grande envergure. Un solo, dans l’un des plus vastes corpus qu’on puisse mettre au crédit d’un chorégraphe vivant – après Merce Cunningham, Trisha Brown et William Forsythe –, c’est sans doute l’occasion pour marquer la pause et de réfléchir. Démontrer la solidité du métier acquis, ou scruter un nouveau territoire ? Les deux : c’est l’occasion de revenir sur le passé, mais aussi de regarder vers l’avant, d’anticiper. Si danser est votre façon d’être au monde, si la danse est ce que vous chérissez depuis plus de quarante ans, que devez-vous faire ? Que voudriez-vous garder, qu’êtes-vous prête à lâcher ? Dans quelles explorations, quelles expériences voulez-vous vous lancer ? Si le travail d’une vie a consisté à observer les danseurs et à les faire briller au sommet de leur talent, à quelles qualités prêtez-vous attention lorsqu’est revenu votre tour d’occuper le plateau ? Telles étaient les questions qui me sont venues à l’esprit quand De Keersmaeker m’a parlé de son projet de solo pour son 60ème anniversaire à venir. Plutôt rares, quoique riches de sens au sein de de sa production, les solos de De Keersmaeker ponctuent son œuvre de questions radicales et de vigoureuses prises de position – depuis Violin Phase (1982), qui prend racine dans une tentative autodidacte de « s’enseigner » l’art chorégraphique, jusqu’à Keeping Still (2007), qui sondait les ressources contrastées de la lumière naturelle et de l’obscurité, de l’immobilité et du mouvement, tout en posant des questions sur la survie de la Terre, en passant par Once (2002), où se dévoilait la facette politique de son être de danseuse. Après avoir transmis récemment son premier solo (Violin Phase) à la dernière génération de danseurs, elle s’offre, et nous offre, une toute nouvelle pièce.

Choisir de danser sur les Variations Goldberg nous indique certes une grande affinité a priori pour la virtuosité et le style classique ; mais des raisons plus particulières peuvent nous amener à examiner les principes de composition de De Keersmaeker, en étroite résonance avec la musique de Bach — et plus particulièrement avec cette pièce tardive, couronnement de son écriture pour clavecin. Dans cette partition, le goût pour l’exploration méthodique d’un riche système de contraintes permet de générer une composition aussi complexe que captivante – et c’est bien ça, assurément, ce que De Keersmaeker a toujours recherché chez ses partenaires en musique. L’aria et les trente variations sont organisées par le compositeur en un cycle cohérent, selon un schéma ternaire : un canon en contrepoint strict, formellement orienté vers le style baroque ancien et plus austère, est systématiquement suivi d’une « pièce de caractère », où Bach explore le Empfindsamer Stil [style sensible] naissant des années 1740 ; puis d’un morceau virtuose (dit « concerto ») où le claviériste – le pianiste, en l’occurrence – à l’occasion de faire preuve du plus spectaculaire brio. Ainsi peut-on dire que Bach nous a transmis, sur ses vieux jours, à travers ce  volume titré Clavier Ubung / bestehend / in einer ARIA / mit verschiedenen Verænderungen / vors Clavicimbal / mit 2 Manualen, un véritable aperçu encyclopédique de l’univers musical dans lequel il vivait. Il revient sur les rythmes de danse baroques, les gigues, passepieds, sarabandes et menuets, qu’il associe habilement aux techniques d’imitation contrapuntiques. Mais il n’hésite pas non plus à se frotter à l’avenir du style galant dans lequel composaient déjà ses fils aînés, et se risque au chromatisme audacieux d’un poignant adagio (la Variation 25) qui, sous les doigts d’Alain Franco, se met à sonner comme du Mozart. Nous y reviendrons.

Autant de feux d’artifice compositionnels, enserrés dans le prodigieux sens architectural de Bach — un art dont De Keersmaeker est familière. Chaussons nos lunettes à verres épais, ouvrons la partition et mettons-nous à compter : 32 mesures d’aria pour 32 pièces (30 variations, une aria s’ouverture, et sa reprise finale da capo) ; accroissement progressif des intervalles dans les canons (de l’unisson à la dixième, a decima), lesquels reçoivent toujours des places multiples de trois ; répartition symétrique des 30 variations en deux parties, avec modulation de sol majeur à sol mineur sur la Variation 15. Les musicologues ont fait couler beaucoup d’encre pour commenter ce jeu de nombres, où se dévoile l’habileté de Bach à manier de secrètes correspondances numérologiques. Le caractère sérieux de cette construction unitaire, Bach le défait pourtant à la Variation 30, faisant preuve d’un humour volontairement prosaïque : sous-titrée quodlibet [comme il vous plaira], cette variation fait s’entrelacer deux refrains de chansons populaires allemandes : « J’ai été si longtemps loin de toi » et « Choux et bêtes m’ont chassé ; si ma mère avait cuit de la viande, je serais resté plus longtemps ». Ses contemporains fredonnaient probablement ces mélodies à la mode. Nous ne goûtons plus de cette plaisanterie historiquement datée qu’une spirituelle allusion, un commentaire auto-ironique sur des variations sophistiquées dont le caractère s’éloignait par trop du thème de départ — après quoi nous pouvons reprendre le chemin du morceau final, reprise de l’aria da capo.

Avec De Keersmaeker, les nombres sont examinés selon les lois de la géométrie sacrée : les cinq directions données lors de l’introduction (représentées par les deux mains, les deux jambes et la tête) auxquelles s’ajoutent trois centres viscéraux (l’axe cœur-rein, le regard, le pelvis) ; un pentagramme au sol et un dodécaèdre (solide constitué de deux faces pentagonales). De secrètes indications suggèrent une autre analogie entre la poétique de De Keersmaeker et celle de Bach. Le compositeur est considéré comme l’une des dernières figures, dans l’histoire de la civilisation allemande, chez qui ne peut s’observer aucun divorce entre l’artiste et l’intellectuel. Ainsi que le notait le cinéaste Jean-Marie Straub en marge du portrait filmé de Bach qu’il a réalisé avec Danièle Huillet, « il n’y a pas chez lui la moindre séparation entre l’intelligence, l’art et la vie, pas de conflit non plus entre la musique “profane” et “sacrée”, chez lui tout était sur le même plan. » On découvre facilement chez De Keersmaeker le même type de perspective unique. La biologie du corps trouve son reflet dans la géométrie de l’espace, musique et lumière évoluent de concert, les mêmes schémas et les mêmes principes organisent les paramètres d’une chorégraphie, tout autant que la manière de vivre, de danser, de penser l’architecture — et jusqu’aux recettes de cuisine macrobiotique.

Sachant que De Keersmaeker est l’une des rares chorégraphes pour qui la musique est le véritablement fondement de la danse, on est en droit de se demander comment elle aborde la partition de Bach dans ce solo. C’est là qu’apparaît une première série d’innovations par rapport à ses précédents spectacles. Comme l’indiquent leur titre, les Variations Goldberg appliquent la méthode de composition par variation, déduisant une extrême diversité de matériel d’un motif unique. Ce motif, c’est la ligne de basse continue, non pas la mélodie de l’aria qui constitue le « thème » de départ. Ainsi chaque variation, aria compris, exprime-t-elle le même univers harmonique, qu’il s’agisse d’un canon, d’une pièce de caractère ou d’une savante étude en concerto. Chaque variation est reliée à toutes les autres, tout en existant de façon autonome, à l’instar des monades de Leibniz. Les monades, unités d’être métaphysiques, sont innombrables, chacune disposant d’une raison d’être suffisante, et chacune étant compossible avec toutes les autres dans le cadre de l’harmonie préétablie. Chaque variation est ici conçue comme une monade, une expression indépendante du même univers, de la même ligne de basse harmonique. Il est permis de poursuivre l’analogie avec la métaphysique de Leibniz — dont il faut rappeler qu’il était contemporain de Bach, et qu’il a publié une Monadologie quelques décennies avant les Variations Goldberg — en soutenant que la ligne de basse est ce qui harmonise chaque morceau avec tous les autres. Notre analogie s’arrête musicalement au concept de variation, car nous ne pourrions la poursuivre et approuver le principe fondamental d’harmonie universelle de Leibniz, selon lequel notre monde est le meilleur de tous les mondes possibles. Un tel idéal est réservé à l’art, dans lequel un ensemble ne peut qu’être rêvé et représenté. De Keersmaeker ne recherche pas cet idéal ici. L’alliance parfaite entre danse et musique est du reste interrompue à plusieurs reprises par des silences, ainsi que par des débuts et des finales désynchronisés (la danse continue là où la musique s’arrête). La première chose que l’on remarque, c’est que la danse ne se structure pas selon le cycle ternaire de la musique. Par ailleurs, elle écoute et réagit à la musique d’une autre manière que ne le faisait Steve Paxton dans ses improvisations sur les Variations Goldberg. Alors que Paxton cherchait une réponse différente pour chaque variation, associant le caractère de chaque variation, telle qu’il la percevait, à un autre motif, rythme ou figure spatiale caractéristiques, De Keersmaeker se montre curieusement indépendante de la microstructure musicale.

Le vaste répertoire de relations entre musique et danse élaboré par De Keersmaeker au cours des dernières décennies semble laissé de côté. De façon frappante, elle s’éloigne de son principe récent, consistant à établir une correspondance entre une voix (ou une partie instrumentale) et un danseur, technique qui, poussée à bout, mène à la pratique du « mickey-mousing » — transposition pléonastique des rythmes et textures musicales en mouvements. Plus frappant encore, elle n’a conçu aucune phrase de base pour correspondre à la ligne de basse harmonique de l’aria. On sait que, dans nombre de ses pièces précédentes, l’utilisation d’une phrase de base (comme matériau-source) constituait le principe majeur de composition. Ce qu’il reste, en lieu et place de la phrase de base, c’est un noyau, un embryon d’attitudes corporelles qui dessinent des contours géométriques entre le corps et l’espace, et certaines directions tendues entre, d’un côté : main, bras, jambes, tête, plexus solaire et région pelvienne — et de l’autre : des figures étoilées et des volumes représentés dans l’espace. Cet embryon n’est pas systématiquement exploité d’une variation à l’autre. Il n’est pas non plus inscrit au sol sous la forme d’un schéma qui guiderait tous les parcours dansés. Il semble plutôt flotter à la manière d’un leitmotiv, d’une amorce de motif structurel apparaissant dans l’air aussi simplement qu’il peut s’y évanouir.

Autre différence remarquable pour qui connaît les outils familiers de De Keersmaeker : l’abandon du contrepoint strict. Un corps ne peut que difficilement traduire des canons à deux, trois ou quatre voix, et ce solo ne s’en donne pas mission le moins du monde. La superposition se produit ailleurs, et autrement : entre différentes qualités de danse issues du passé de De Keersmaeker, fonctionnant comme des récits gestuels et alternant avec une danse plus formelle enracinée dans la géométrie. On se croirait importé au cœur d’un de ces romans du monologue intérieur et des flux de conscience, comme Les Vagues de Virginia Woolf, ou dans le récit de la journée de Leopold Bloom de l’Ulysse de James Joyce. Des pensées et des voix parallèles, réminiscences de temps révolus et de lieux visités, se cristallisent avec netteté dans la demi-pénombre. Toute la première partie du spectacle (jusqu’à la Variation 15) est ainsi parsemée de réminiscences des mouvements et des postures emblématiques de Fase. Une vrille jambe levée, par exemple, apparaît soudain en cours de route, comme s’échappant d’une fissure de la mémoire corporelle. Le saut avec coup de pied au sol constitue une autre figure du souvenir, liée cette fois à l’image du violoniste debout dans Violin Phase. J’ai cru observer le même phénomène à la faveur de certaines positions allongées, même si je ne suis plus tout à fait certaine d’avoir reconnu — ou halluciné — le mouvement d’ouverture de Rosas danst Rosas, lorsque les danseuses se retournent comme dans leur sommeil. Ou, dans la Variation 7, alla giga — que les pianistes de la distribution choisissent tous deux de donner à un tempo plus lent qu’il n’est d’usage — le rythme pointé de sicilienne rappelle les bonds joyeux du quatuor de Rosas sur la musique de Bartók, le célèbre cataclop, terme onomatopéique utilisé dans le travail pour désigner les jambes qui battent l’air.

Dans la Variation 11, une profusion de souvenirs se déploie à la faveur de nouveaux gestes, qui acquièrent statut de signatures. Cela commence par un bref et vigoureux coup de pied dans l’air (rappelant la magnifique phrase d’ouverture de Drumming, qui sera pleinement explorée dans la Variation 16), bien vite suivi d’un mouvement au caractère très différent, sorte de marche déhanchée à la Charlie Chaplin (à moins qu’il ne soit fait allusion aux différentes façons de marcher de Golden Hours, en 2015, ou des Concertos brandebourgeois de 2018 ?) Un peu plus tard, en silence, la danseuse se mord l’avant-bras puis tend vers l’avant les paumes de ses mains, comme dans la scène finale d’Elena’s Aria, lorsque cinq femmes exécutaient en guise de coda un ballet de mains face au public. Et nous voilà soudain plongés dans l’atmosphère de cette œuvre de jeunesse, dont le déroulement silencieux se construisait essentiellement à partir d’une rangée de chaises — défi lancé par de jeunes femmes sous la forme d’une question : comment danse-t-on lorsqu’on ne veut plus bouger de son siège ? Le cours de cette variation s’interrompt lorsque De Keersmaeker s’approche du piano. Comme si la danseuse avait empiété sur le territoire du musicien, le pianiste interrompt son jeu et saute abruptement de sa chaise. Cette césure est d’autant plus dramatique qu’il se tient alors immobile, la regardant poursuivre sa danse ; surgit alors un geste étrange, qui est celui du fauchage – l’un des quatre gestes-signatures, ou un peu plus peut-être, qui hanteront la pièce. Semblant manier une faux entre ses mains, elle tournoie sur place, comme on fauche l’herbe ou moissonne le blé. Par sa présence récurrente au cours de la pièce, ce geste prend une place remarquable. Dans les civilisations chrétiennes, la mort est représentée portant une faux : c’est la Grande Faucheuse qui vient moissonner les défunts. Qu’annonce ce geste ? Marque-t-il une proximité nouvelle avec la mort, le temps est-il venu de faire le point sur sa vie ou son parcours de danseuse ? Parfois, De Keersmaeker ajoute une légère attaque au mouvement circulaire de la coupe, faisant alors penser à la faux guerrière, antique symbole d’autorité. Dans ses premiers spectacles, De Keersmaeker se signalait par la qualité combattive de ses interprétations — c’était l’idiosyncrasie qui la distinguait immanquablement des autres danseuses de Rosas. Mais à présent, la fausse frappe plus gravement, sa poigne est plus mesurée.

Trois autres mouvements acquièrent le statut de signature : une posture figée, tête et membres déployés comme dans L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci (est-ce pour l’amour des proportions du corps humain ?) ; les doigts qui dessinent un rectangle – comme en dessinant le regard envoyé au public – dont le sens demeure ambigu (le rectangle suit-il les proportions du nombre d’or ? ou, ainsi que me l’a lancé De Keersmaeker avec un clin d’œil, celles d’une carte de crédit ? Dans l’un ou l’autre cas, il s’agit assurément d’un important élément de production !) ; enfin, un geste qu’elle introduit fréquemment : souffler dans la paume de sa main puis contempler ce souffle s’envoler. Ce dernier geste rappelle la devise « comme je respire, je danse », qui avait servi de mot d’ordre pour un autre solo, écrit en 2015 d’après une œuvre pour flûte seule de Salvatore Sciarrino. L’idée du souffle est présente tout du long, à vrai dire, à l’instar de l’ombre vocale de Glenn Gould se laissant aller à fredonner alors qu’il enregistre Bach. Dans la rhétorique keersmaekerienne, le souffle est métonymie de l’énergie vitale (Qi), empreinte acoustique du corps en contraction et détente, et vestige de séduction féminine. Mais le sens reste flottant : ces signatures que sont la faux, l’homme de Vitruve, le rectangle et le souffle, défilent à grande vitesse et dans la pénombre, juste assez prégnantes pour que l’on réalise leur importance, trop peu que pour nous révéler leur récit. 

En mentionnant tous ces gestes et souvenirs, j’évoque ceci : plus vous serez en mesure de lire l’histoire de la compagnie Rosas, plus vous apprécierez le solo de De Keersmaeker. Mais l’inverse est tout aussi vrai. Gestes emblématiques, cristallisations de formes dansées, larges pas dansés qui foulent l’espace en l’architecturant sous la forme d’étoiles, de spirales et de cercles – tout cela fait se lever une multiplicité d’états performatifs, de qualités de danse, de visages de danse, de corps de danse, aptes à réjouir les yeux et les oreilles. Cette profusion s’accompagne d’une sensation de renoncement, comme si la chorégraphe abandonnait la priorité donnée à la structure. Au lieu de consolider un territoire correctement bordé par des potentialités recensées avec méthode, la danse de De Keersmaeker ouvre grand l’espace, et fait respirer la pièce selon des expressions contrastées. Tantôt elle danse de façon abstraite et dans le plus grand sérieux, tantôt elle se lâche en un disco pailleté qui évoque le John Travolta de Saturday Night Fever. Quelques lignes de bras très épurées peuvent faire court-circuit et évoquer soudain le style gangsta, la provocation retenue des musicals ou le style titubant de la vieille Baba Yaga. Puis voilà qu’elle s’arrête et attend ; car il faut que sa danse inclue l’auto-ironie, et jusqu’à la possibilité de ne pas danser. C’est le cas dans la Variation 9, quand elle s’assied sur le côté, s’adossant au mur sous les reflets scintillants de la feuille métallique. La danse est suspendue, le corps est livré à l’immobilité : est-il fatigué, ou songeur ? Est-elle en train d’observer l’espace qui se perpétue après le mouvement précédent — ou de regarder vers le ciel ? Dans le quodlibet final (la Variation 30), De Keersmaeker s’immobilise debout, face au fond de scène, dos nu, chemise tombée – hésitant entre quelques mouvements à peine perceptibles. Cette image en pause, dos au public, dans la contemplation de la profondeur de la scène, est récurrente dans la pièce. Comme si elle était sur le point de partir — alors même qu’elle est plus que jamais chez elle ; est-il possible de partir tout en restant chez soi ? Dans ces moments d’immobilisation où se fige la pose, dans ces césures où la musique s’arrête et où la danse se poursuit en silence, la Maison devient le lieu de l’inconnu. Tout le spectacle est pris entre deux pôles : rentrer chez soi en revisitant le travail accompli, et partir au-delà, là où le corps traversé renoue avec la légèreté et le non-savoir.

Arrivée à ce point, je réalise que je n’ai décrit ce solo que comme tentative individuelle. Mais ici comme ailleurs dans le parcours de Rosas, rôdent toujours quelques grand Autres, dans la lumière ou l’ombre. Bach a été le premier à être reconnu comme l’« intercesseur » de De Keersmaeker, le médiateur à qui il est demandé d’intervenir en sa faveur. La musique du compositeur est communiquée ici sous forme d’un véritable concert, ce qui confère une dimension supplémentaire au solo dansé. La plupart des soirs, le public entendra Pavel Kolesnikov, un jeune pianiste russe. Ses qualités pianistiques se révèlent à travers une sonorité exceptionnelle, un touché nourri des influences du répertoire romantique, du premier baroque français et de l’expérience de la prise de son, tout cela convergeant vers une virtuosité à la fois vigoureuse et douce, faite de textures dynamiques portées par la fluidité du jeu perlé. Bien souvent, là où l’auditeur anticiperait une accélération ou un più forte, Kolesnikov prend la direction opposée, l’emportant vers plus de sostenuto, de sotto voce et de pianissimo encore, ce qui s’avère généralement aussi surprenant qu’exquis. Une abondante pédalisation dans le tempo assez lent de la Variation 6 crée, dans l’harmonie, de magnifiques décalages de résonances, dont le sillage semble ne jamais vouloir se dissiper. On se croirait parfois épiant la musique au travers d’une porte entrebâillée, comme si le pianiste jouait dans la pièce d’à côté. En contraste, l’approche d’Alain Franco est moins intimiste et plus rock’n roll. Il ouvre avec audace des perspectives quelque peu excentriques sur les Variations Goldberg, en particulier dans la cantilène de la Variation 25, où son attention lyrique pour chaque note nous fait soudain douter de l’identité du compositeur – s’agit-il de Bach ou Mozart ? La nonchalance avec laquelle il délivre les doubles croches dans les dernières variations (27 à 29) révèle une intelligence musicale libérée de toute idée de virtuosité.

La fluidité de Kolesnikov et la nonchalance de Franco trouvent toutes deux un écho dans la danse de De Keersmaeker. Un phénomène frappant se produit ici : la chorégraphe, connue pour ses options formalistes, semble à présent improviser. Et à vrai dire, l’essentiel de son solo est bien né de l’improvisation. Dans cette aventure, De Keersmaeker a été accompagnée par une partenaire des plus habiles, Diane Madden, l’extraordinaire danseuse des pièces de Trisha Brown, dont elle fut également l’assistante lors de nombreuses créations. Madden, elle aussi, a été intercesseuse pour De Keersmaeker, elle l’a aidée à choisir des mouvements et l’a encouragée à improviser et à rechercher la légèreté et l’éclat. Il en résulte une danse dont chaque instant est net, composé de façon méticuleuse, et pourtant interprété avec la même fraîcheur que s’il était trouvé dans l’instant. La qualité du jeu impromptu se paie d’un haut prix... 

Enfin, last but not least, costumes et lumières contribuent à la dramaturgie globale. En collaboration avec la chorégraphe, Minna Tikkainen a conçu un voyage fascinant, nous menant progressivement d’une atmosphère froide et argentée vers les chauds reflets de l’or, puis dans la lumière rougeoyante de l’après-midi. Parmi plusieurs moments marqués par des changements de lumière plus brusques – je pense entre autres à ce tube doré que la danseuse fait rouler d’avant à arrière de la scène entre les deux grandes sections, ou à la lumière pointée vers le public au niveau de la Section d’Or temporelle, soit à la Variation 21 –, il me semble que le point scénographique culminant est atteint à la Variation 25. Là, une marque de lumière flottante découpée en trapèze progresse jusqu’au niveau du pianiste, tandis que la danseuse et tout l’espace scénique sont plongés dans l’obscurité. Puis l’on voit cette forme lumineuse s’accrocher à quelque masse dorée aux alentours du piano — une couverture d’urgence froissée sur le sol. Après quoi la scène se rallume doucement dans une atmosphère lunaire et rouge-orange, en correspondance avec la flamboyante chemise de De Keersmaeker. Cette incandescence brûlera jusqu’à la fin ; et black-out.